Dans tout club il y a l’Ancien. Dans notre aéro-club, il en allait de même : le Vieux Pilote était né presque avec l’aviation, avait quelques milliers d’heures de vol, avait pratiquement fondé le club, avait construit son propre avion, il y avait bien longtemps… Bref, il savait tout, au point que, malgré le respect que tout le monde lui accordait volontiers, on le trouvait parfois un peu répétitif. Il ne pilotait plus lui-même, mais accompagnait parfois un jeune, simplement pour pouvoir contempler la planète d’un peu haut.
Ce jour-là, il y avait de quoi être morose : le vent soufflait, le ciel était bas et noir et il neigeait. Les avions étaient tous restés au hangar. Mais dans le club régnait quand même une atmosphère confortable. Les quelques membres présents étaient au bar (il y a toujours un bar dans un bon aéroclub), prenant une bière tout en contemplant les flocons qui commençaient à masquer le bout de la piste ou assis dans les fauteuils disposés autour de la cheminée. Nous avions la chance d’avoir cet âtre, où flambaient aujourd’hui en craquant quelques grosses bûches. Le chat s’y chauffait, bien calé dans son fauteuil personnel. C’était un beau chat noir appelé Blériot. Normal pour un chat d’aéroclub dont la fonction essentielle était de chasser les souris qui se risquaient dans la maison.
Le Vieux Pilote, lui aussi, se réchauffait près du feu, semblant apprécier la chaleur et le jeu des flammes ; de temps en temps, le vent venait ronfler dans la cheminée, faisant d’autant ressentir le plaisir de ne pas être dehors. Nous étions trois, avec le chat, autour du Vieux Pilote, lorsqu’il prit tout d’un coup la parole :
« Je crois que personne ne pourra voler aujourd’hui. Mais comme il fait très froid, je vais vous réchauffer avec une histoire très curieuse qui s’est passée au Sahara. »
Nous nous tassâmes dans nos fauteuils. Les histoires du Vieux Pilote, nous les connaissions presque toutes, pensions-nous, et nous en avions entendues certaines parfois plusieurs fois. Même Blériot, qui nous paraissait pourtant un chat assez philosophe, se tourna, se roula en boule et ferma les yeux. Mais nous n’avions vraiment rien d’autre à faire qu’à regarder tomber la neige. Le Vieux Pilote sembla percevoir notre appréhension, car il ajouta :
– Ne vous inquiétez pas, cette histoire m’a été racontée (sur l’oreiller, mais je ne devrais pas vous le dire) par une des deux personnes qui ont participé à ce vol particulier et il y a prescription car elles ne volent plus. Et moi-même, je me suis bien gardé d’en parler, pour plusieurs causes que vous comprendrez facilement à la fin.
A Bordj Kounta, presque à mille miles de tout lieu habité, nous étions un petit groupe d’expatriés, partagés entre l’hôpital, les écoles ou l’administration locale, avec même quelques retraités. Il s’était retrouvé dans cet ensemble plusieurs mordus d’aviation, dont aussi la sage-femme de l’hôpital, et nous avions réussi à monter quelque chose comme un club informel. Je vous passe tous les problèmes d’intendance pour trouver un avion en France, le convoyer jusqu’à Bordj Kounta, prévoir son entretien et ses révisions, son approvisionnement en carburant, le protéger du sable, du soleil (52° à l’ombre l’été), du froid (-10° la nuit en hiver) par un petit abri; il a fallu aussi créer une piste, la baliser et prévoir un système d’éclairage ; bref, il nous a fallu plusieurs mois pour mettre tout en place. Mais cela occupait bien nos instants libres car il n’y avait sur place aucune distraction : pas de cinéma, pas de radio, pas de télévision (qui commençait à peine en France), l’ordinateur n’existait pas, pas plus que les satellites ou le GPS.
Les problèmes étant donc résolus, nous pouvions voler avec notre Jodel Mousquetaire 140, un avion costaud. En hiver, cela n’entraînait pas de difficultés : il valait mieux voler le matin ou le soir, période où il y avait le moins de turbulence. En effet, la température descendait la nuit à 0° ou en-dessous, pour remonter jusqu’à 30° vers deux heures de l’après-midi ; il y avait donc à ce moment-là de fortes turbulences. En été, il faisait 30° la nuit et plus de 50° le jour ; si on voulait voler, il fallait le faire très très tôt le matin, vers quatre ou cinq heures pour ne pas être trop secoué. Dans tous les cas, le soir n’était pas très favorable aux vols ; la nuit arrive sans crépuscule, en un quart d’heure, entre six heures trente et sept heures suivant la saison ; l’air n’a donc pas le temps de se rafraîchir et il reste encore beaucoup de remous venant du sol surchauffé. Par contre, une fois la nuit arrivée, la température baissait assez rapidement et devenait idéale pour voler.
L’avion avait été testé lors de quelques tours de piste, mais un vol plus long était nécessaire. Pour cela, nous avions défini un circuit dont, pour des raisons de sécurité et de recherches éventuelles, il ne faudrait pas s’écarter: une navigation en carré de 25 nautiques de côté représentant environ une heure de vol. On volerait vers le nord, puis l’ouest, le sud et enfin l’est pour revenir au point de départ. Le cap serait ainsi facile à maintenir, corrigé d’une discrète dérive due au vent permanent de l’est nord-est. L’avion avait une radio (ce qui était rare à l’époque), mais les copains au sol n’avaient qu’un récepteur, ne pouvant ainsi pas contacter les pilotes en vol. Ils maintiendraient donc une veille radio lors du vol. Il avait été décidé de voler à la nuit tombée, pour cette mission particulière, donc en IFR IFR : vol aux instruments, au contraire du VFR, vol en vue du sol . Pour cela, étaient qualifiés Jean-Pierre, dit Jipé, et la sage-femme de l’hôpital, Caroline, en abrégé Caro, qui avait fait son stage IFR en métropole, mais sans avoir pu le terminer. »
Dehors, le vent et la neige redoublaient. Cela faisait un contraste saisissant avec les images de sable ocre et les sensations de chaleur que le récit du Vieux Pilote évoquait. Effectivement, il ne nous avait jamais raconté une histoire commençant de cette façon et cela pouvait devenir intéressant. D’ailleurs, deux ou trois camarades, quittant le comptoir, s’étaient assis sur des sièges proches pour mieux écouter. Seul le chat, tourné vers le feu, n’avait pas daigné sortir de son sommeil. Quelqu’un rajouta quelques bûches lorsque le Vieux Pilote poursuivit :
« Un beau soir donc, après la tombée complète de la nuit, Jipé et Caro allèrent jusqu’à la piste où était l’avion en attente. La visite pré-vol avait été faite auparavant de jour. Tout avait été normal : sous le capot aucune anomalie visible, niveau du réservoir d’essence arrière vérifié, présence de deux bidons de dix litres d’eau dans l’intervalle entre les sièges avant et arrière, cartes (peu utiles dans le cas particulier), une lampe de poche, fusées de secours, miroir, enfin tous les accessoires nécessaires au vol dans un désert. La météo ? CAVOKAucun phénomène météorologique , la dernière pluie remontait à onze ans.
Galamment, Jipé offrit la place gaucheC’est la place du commandant de bord à Caro. Après démarrage du moteur, ils contrôlèrent soigneusement l’extinction du voyant dynamo (l’alternateur n’existait pas encore) ainsi que les aiguilles du voltmètre et de l’ampèremètre toutes deux dans la zone verte, puis allumèrent l’éclairage du tableau de bord, la radio qui comprenait le VOR (inutile car il n’y avait pas de radio-balise à 500 nautiques à la ronde), les feux. Vous comprendrez plus tard pourquoi je vous donne tous ces détails. Le reste de la check list était tout à fait normal ainsi que les contrôles au point d’arrêt. Pour le principe, Jipé actionna le bouton poussoir du micro :
– Fox bravo québec – (j’ai oublié l’immatriculation de l’avion, donc je vous en mets une au hasard, ajouta le Vieux Pilote) – décollage. On vous rappelle au premier point tournant.
On ne risquait pas de leur répondre, puisqu’il n’y avait pas d’émetteur au sol. Après rentrée des volets à cinq-cents pieds, ils montèrent en larges spirales, en se rapprochant de la verticale de Bordj Kounta dont on voyait quelques rares lumières (il n’y avait pas d’éclairage public) pour avoir un point précis de départ de navigation. Je vous rappelle que toute la navigation se faisait au cap et à la montre : il n’y avait dans le coin ni radio-phare, ni radio-balise, ni émetteur de radiodiffusion auxquels on aurait pu se raccrocher. Il fallait donc être précis et minutieux, comme aux premiers temps de l’aviation.
A trois mille pieds (environ mille mètres), ils mirent l’avion en palier et commencèrent leur petit tour vers le Nord. On prenait au minimum cette altitude qui laissait quelques minutes de réflexion et de recherche d’un endroit où atterrir sans trop de casse en cas de panne moteur. Il faut dire également que nous étions entièrement libres de voler comme nous le voulions, sans zone de restriction ou d’interdiction, ce qui paraît maintenant un rêve !
Voilà, tout était en ordre ; ils réglèrent la puissance pour avoir environ cent nœuds de vitesse sol (environ cent-quatre-vingt km/h) compte tenu du vent du nord-est, dont on ne pouvait qu’estimer la force et la direction. Donc, le premier point tournant se trouvait à quinze minutes. Ils avaient le temps de faire un tour d’horizon, d’abord des cadrans, tous dans la norme et dont ils réglèrent l’éclairage au minimum, puis à l’extérieur. Après recherche de quelques repères, on pouvait voir en avant, assez basse (nous étions près du tropique du Cancer) mais bien reconnaissable, l’étoile polaire. A la gauche et près de disparaître, un très mince croissant de lune dans son dernier quartier ; à droite, en pendant presque symétrique de la lune mais bien plus brillante, on apercevait Sirius. En travers du ciel, la Voie lactée. Il faut dire qu’au Sahara, par les nuits avec très peu de lune ou sans lune du tout, la vision du ciel est une merveille. En faisant abstraction du bruit, on pouvait se croire en train de flotter au milieu des étoiles, quasiment immobile, car le sol n’était pas visible compte tenu du petit quartier de lune. L’avion avait l’air de ne pas avancer et si, de temps en temps, un reflet n’était pas venu jouer sur le bord d’attaque de l’aile gauche, tout paraissait figé. Curieuse sensation, qui peut d’ailleurs parfois entraîner des erreurs ou même des hallucinations. Mais ce soir-là, tout cela était tellement beau qu’ils pouvaient se laisser aller à quelques instants de rêverie. Le ciel magnifique, l’avion qui volait sans problème, la sensation de plénitude, tout cela était peut-être un instant de bonheur. »
***
Houlà ! Le Vieux Pilote devenait romantique. Alors çà, c’était de l’inédit ! Quelque chose se passait ; le chat ouvrit un œil, qu’il referma lentement. Cependant, le Vieux Pilote continua son récit :
« Ce ne furent que quelques instants de rêverie ; vous vous souvenez tous de ce que vous ont dit vos instructeurs : toujours être en avant de l’avion. Ils sortirent donc du voyage imaginaire pour rentrer dans le voyage du moment en regardant tous les cadrans ; tout était normal. D’ailleurs le premier point tournant approchait. Quelques minutes plus tard, ils le passaient en prenant le cap 270 (plein ouest). Comme toujours après passage d’un point particulier, ils contrôlèrent les paramètres moteur, l’altitude, le compas gyroscopique et Jipé confirma à la radio :
– Bordj Kounta de bravo québec. Premier point tournant, cap 270, 3.000 pieds fox echoFox echo (abrégé de QFE) : hauteur au-dessus du terrain de départ.
Bien sûr, il n’attendait pas de réponse, mais quelque chose attira son attention : il n’avait pas entendu le petit « cloc » habituel dans le haut-parleur lorsque l’on passe sur émission en ap¬puyant sur l’alternat (interrupteur qui permet d’émettre, donc d’envoyer ce que l’on veut transmettre vers le poste appelé). Alors, c’était peut-être la radio de bord qui ne fonctionnait plus ? Ça n’était encore jamais arrivé, mais il faut un début à tout. Alors, vérifications : fréquence – c’était la bonne – disjoncteur déclenché et ré-enclenché, rallumage de la radio, nouvel appel, pas de « cloc ». La radio était-elle en panne ? Après quelques instants de réflexion, ils décidèrent de poursuivre le vol. Tous les autres paramètres de l’avion étaient normaux, la radio n’étant qu’une sécurité supplémentaire. Il faut se souvenir qu’à l’époque, bon nombre d’avions d’aéroclub n’avaient pas de radio ; on était donc habitué à se passer de cette commodité. A Bordj Kounta, les camarades les entendraient lorsqu’ils passeraient à la verticale de la ville au retour et pourraient les accueillir sur la piste.
Après ces quelques instants d’agitation, le calme revint dans le cockpit. La lune était maintenant devant eux, légèrement à gauche et très basse car elle allait se coucher dans quelques instants. Le croissant inférieur était déjà derrière l’horizon, le prochain point tournant où ils devaient prendre la direction du sud serait atteint dans quelques minutes. Nouveau coup d’œil aux cadrans : tout allait bien. L’avion bien réglé volait quasiment tout seul, sans pression sur le manche.
Soudain, sur le tableau de bord, un voyant rouge s’alluma : c’était celui de la dynamo. Un coup d’œil au cadran de charge confirma que la batterie n’était plus chargée. Bon ! Les choses prenaient un tour qui ne leur plaisait plus beaucoup. Jipé coupa et ré-enclencha l’interrupteur de la dynamo et de la batterie, vérifia les disjoncteurs à sa droite: rien à faire, la dynamo ne débitait plus et il ne restait que la batterie pour alimenter les éléments électriques de l’avion. Il fallait donc rapidement supprimer l’alimentation électrique de tout ce qui n’était pas absolument nécessaire. Ils ne gardèrent que l’éclairage des instruments de vol, en déclenchant les disjoncteurs de tous les autres accessoires. Cela ne donnait pas beaucoup d’autonomie, les batteries des avions légers n’étant pas de grande capacité. Il fallait rentrer au terrain le plus rapidement possible. Bien sûr, ils avaient une lampe de poche, dont Jipé s’était déjà servi dans les minutes précédentes, lorsque il recherchait l’origine de l’éventuelle panne de radio : elle avait servi pour voir les différents disjoncteurs, regarder la montre, mais c’est bien tout ce à quoi elle pouvait leur être utile.
Je rappelle, ajouta le Vieux Pilote, pour ceux qui m’écoutent et qui ne connaissent rien des avions, que l’étincelle des bougies du moteur est fournie par un système indépendant du système dynamo – batterie ; le moteur fabrique lui-même l’électricité qui est nécessaire pour son allumage, par l’intermédiaire de deux magnétos. Quand elles fonctionnent, la batterie et la dynamo n’alimentent que des circuits secondaires, mais qui dans le cas particulier étaient vitaux, car pour voler sans visibilité, il faut des instruments de vol visibles, donc éclairés, même si eux mêmes ne sont pas électriques, comme l’horizonAppareil présentant l’attitude de l’avion : montée, descente, inclinaison. Mais toutes ces manœuvres étant faites et sans résultat, ils décidèrent de remettre le cap sur le terrain de départ. Après un petit moment de réflexion, il leur apparut que le mieux était de voler jusqu’au prochain point tournant, ce qui donnerait alors très facilement le cap de retour vers Bordj Kounta ainsi que la distance à effectuer. Calculez vous-même, il s’agit bien sûr de la diagonale du carré de vingt-cinq nautiques de côté ! Mais Jipé calcula rapidement (et il avouait ne pas être fort en calcul mental, mais ce soir-là, ça allait vite) qu’il leur faudrait environ vingt-et-une minutes pour retrouver le terrain de départ. Vingt-et-une minutes, plus une ou deux minutes pour aller jusqu’à l’angle ouest du carré prédéfini pour le circuit, cela leur paraissait faisable avec la batterie en régime économique ! Fallait-il essayer de prévenir les copains ? Jipé décida de le faire, malgré la vraisemblable panne de la radio.
Ouf ! Ils respirèrent ; il leur semblait avoir pris la bonne décision et quelques instants de détente paraissaient nécessaires. Puis ils firent à nouveau le tour des instruments de vol et un tour d’horizon extérieur : les étoiles étaient toujours là, indifférentes, et la lune quasiment couchée, un bout du croissant supérieur étant encore visible. Jipé, en bon copilote, alluma la lampe de poche et regarda sa montre : prochain point tournant et début du retour vers la base dans une minute. Tout allait bien, le moteur tournait normalement, il baissa un peu le chauffage (dehors, il ne faisait que quinze degrés), car ils avaient eu un peu chaud au cours de ces quelques secondes d’inquiétude.
C’est le moment que choisit l’éclairage des instruments de vol pour disparaître. Jipé ralluma immédiatement la lampe de poche : c’était un boîtier plat à l’ancienne, contenant une pile de quatre volts et demi, qu’il portait par une lanière autour du cou ; il la dirigea donc vers les instruments en face de Caro, les plus importants comme vous le savez, car ils indiquent la position de l’avion dans les trois plans de l’espace. Puis il essaya à nouveau les manœuvres habituelles sur les disjoncteurs, les interrupteurs de la batterie, de la dynamo, sans aucun résultat : il n’y avait plus d’électricité à bord, en dehors de celle de l’allumage du moteur, pendant que Caro maintenait l’avion en ligne aux instruments. La situation n’était cependant pas tellement plus grave que tout à l’heure, car en se concertant, ils se dirent que la batterie de la lampe de poche durerait bien une vingtaine de minutes pour les ramener à bon port. Cependant, la lumière que procurait cette lampe ne paraissait pas très vaillante, bien que la batterie en était théoriquement neuve. Mais compte tenu de tous ces incidents, ils choisirent d’atteindre le point tournant ouest du circuit, pour avoir un cap certain. Ils étaient même en train de se demander s’il n’était pas préférable de monter à deux mille ou trois mille mètres, pour pouvoir apercevoir plus tôt les quelques lumières de Bordj Kounta (on n’apercevait rien de l’altitude où ils étaient), lorsque la lumière de la lampe de poche pâlit, puis s’éteignit.
« Prends le manche, toi vite! » cria Caro.
Panique et frousse intense à bord ! Jipé prit le manche entre deux doigts, essayant de ne faire aucun mouvement qui aurait fait varier le vol bien réglé de l’appareil. Puis, presque sans réfléchir, il regarda en avant, essayant de trouver une étoile près de la ligne du capot, une autre près d’un montant du pare-brise ou d’un autre repère, tout en maintenant la tête la plus immobile possible. Il réussit à se stabiliser par rapport à un triangle de trois étoiles un peu sur la gauche ; il vira très doucement, avec de tout petits mouvements sur le manche, pour placer ces étoiles au milieu du pare-brise, ce qui devait permettre de maintenir l’avion en ligne, au moins pour quelques instants. Pourquoi cette frousse ? Je l’explique pour les jeunes qui m’écoutent : il est impossible de piloter un avion, quelque soit sa complexité et son équipement et quelque soit l’expérience du pilote, si l’on n’a pas des repères extérieurs ou des repères artificiels fournis par les instruments. Au bout de quelques secondes ou de quelques minutes, on a perdu toute orientation par rapport au sol, l’avion part en piqué ou décroche ou se retrouve sur le dos, sans que les sensations ressenties par le pilote (dans le dos ou dans les fesses) permettent de corriger la trajectoire. La désorientation spatiale est totale et conduit généralement à l’écrasement de l’avion et donc à la mort de ses occupants.
La peur commençait à diminuer, car ils arrivaient à maintenir l’avion, sans quasiment manipuler le manche ou alors en le bougeant par de très petits mouvements. C’était le moment de réfléchir : serait-il possible de tourner vers la gauche, vers le sud-est, pour prendre la diagonale de la route de navigation prévue et essayer de rejoindre leur petit aérodrome ? Après un court moment d’hésitation, il devint évident à Jipé qu’il était impossible de réaliser correctement un virage sur sa gauche d’environ 135° sans aucun repère. C’était la perte de contrôle assurée. Il faut savoir qu’un avion a tendance à ne pas rester spontanément dans un plan horizontal lors d’un virage, pour de multiples raisons que vous connaissez (ou devriez connaître). Pour qu’il tourne sans monter ou descendre, il faut modifier ses réglages. Or l’avion était parfaitement réglé pour voler droit, puisque Jipé n’avait pas trop de difficultés à le maintenir et il était sûr de ne pas pouvoir retrouver ces réglages, à l’aveugle, pendant et après le virage. Ils décidèrent donc de continuer tout droit pour l’instant …
Ils volaient donc en direction de l’ouest, puisqu’ils n’avaient pas trouvé quelque chose de plus intelligent à faire. Mais tout droit, cela les éloignait du circuit prévu dont le coin ouest était maintenant dépassé et les emmenait au-dessus du grand erg, immense zone de dunes orientées presque perpendiculairement à la route. Essayer de s’y poser entraînerait quasi infailliblement une rencontre frontale avec une de ces dunes, souvent hautes de plusieurs dizaines de mètres, à la vitesse d’atterrissage, soit au minimum à cent kilomètres à l’heure. Autant rentrer dans un mur ! Et il ne fallait pas penser à se glisser entre deux dunes en l’absence de toute visibilité. Pour un piège, c’était un beau piège !
Et ils continuaient donc tout droit …Y avait-il une autre solution que de tenter de revenir vers le terrain, de tenter de se poser dans les dunes ou de voler tout droit jusqu’à épuisement du carburant ? Ils n’en voyaient pas. L’appareil volait depuis maintenant une demi-heure, il restait donc une autonomie de plusieurs heures, ce qui ne permettait pas d’attendre l’aube pour essayer de se poser en voyant le sol. Et de toutes façons, maintenir l’avion en ligne de vol pendant des heures sans instruments était une utopie. S’ils tentaient de se poser maintenant, avec une chance sur quelques milliers d’en sortir vivants, il serait éventuellement plus facile de les retrouver, car ils n’étaient pas encore trop éloignés de la route prévue.
Des doutes leur vinrent cependant : comment serait-il possible de retrouver un petit avion dans le grand erg, à une cinquantaine de kilomètres de sa route prévue ? Si l’atterrissage se passait mal, cela n’aurait pas grande importance. Une patrouille de méharistes ou de nomades les retrouverait, dans dix ou cinquante ans. Ou peut-être jamais. Il y avait eu un cas récent de ce genre : à plusieurs jours de piste au sud de Bordj Kounta, c’est-à-dire à près de six cents kilomètres, une patrouille avait trouvé un bimoteur B 25 « Mitchell » posé sur le ventre, en assez bon état, avec des cocardes et une immatriculation françaises. Le côté au vent du fuselage était brillant, le vent permanent du désert ayant réalisé un décapage parfait au sable de la peinture verte encore visible sur l’autre côté de la carlingue. Il n’y avait aucun cadavre dans le poste de pilotage ou dans la soute. En regardant un peu aux alentours, on découvrit un cadavre allongé sous l’aile gauche (le B 25 est un avion à ailes hautes). Il était à moitié enfoui dans le sable, mais la partie à l’air libre avait, elle aussi, été décapée par le sable emmené par le vent, si bien que tous les os étaient à nu. Par contre, la partie enfouie était parfaitement momifiée, avec une peau bien parcheminée. Cette moitié protégée par le sable comprenait encore des habits dans lesquels on retrouva les papiers d’identité du mort, qui était le pilote commandant de bord, ainsi que quelques notes. L’avion avait atterri là en catastrophe en 1944, on l’avait donc retrouvé plus de vingt ans après et encore, par hasard. Des recherches avaient dû être entreprises au moment de sa disparition et qui étaient restées sans résultat. Cependant, le pilote avait appliqué les recommandations en pareil cas, qui sont de rester à proximité de l’épave, celle-ci étant largement plus visible qu’un homme seul dans l’immensité du désert. Cela lui avait donc valu d’être retrouvé, un peu tard peut-être, mais ce retour involontaire à la civilisation permettrait éventuellement de verser ou d’augmenter la pension de sa veuve, s’il en existait une. Les autres membres de l’équipage ne furent pas retrouvés par la patrouille ; il y avait, et il y a encore maintenant, je pense, quelques aviateurs dans les sables par là-bas. C’est ce qui risquait fort de leur arriver quand ils atterriraient. La minuscule chance qui leur restait de revoir Bordj Kounta devait être jouée assez tôt pour qu’ils ne soient pas trop éloignés de la route prévue lors l’atterrissage. C’était une conclusion logique, mais extrêmement peu rassurante. »
***
Il n’y avait maintenant plus personne au bar : tout le monde s’était regroupé autour du Vieux Pilote, près du feu ; même le fauteuil du chat était occupé. Cependant, le chat était resté, lui aussi, près du feu (d’habitude, quand on lui prenait son fauteuil, il sortait de la maison avec un air offusqué). Apparemment, cette histoire l’intéressait autant que nous. Ou alors, il n’aimait pas la neige. Car, dehors, la tempête de neige continuait, en même temps que le soir venait, rendant l’extérieur encore plus sinistre en comparaison de la chaude ambiance que nous avions autour de la cheminée. Des bûches furent rajoutées, ravivant les flammes qui rendaient l’atmosphère un peu fantasmagorique. Car le Vieux Pilote nous faisait le récit d’une situation quasiment sans issue, en dehors du crash final. Il poursuivit :
« Ces réflexions ne durèrent que quelques secondes ; il leur fallait essayer de se poser, c’était leur unique chance de s’en sortir. Jipé était en plus bien conscient du fait que, même aidé par Caro, dès qu’il aurait quitté des yeux ses étoiles repères pour amorcer la descente, il serait sans référence et donc très rapidement en danger, encore plus qu’auparavant. Il espérait pouvoir garder la Voie lactée comme jalon, mais c’en serait un bien grossier. Il dit à Caro :
– On y va. Tu diminues tout doucement les gaz, très doucement ; tu laisses tomber le réchauffage carbu.
– Ok ! répondit Caro d’une voix tremblante.
Au moment où elle porta la main sur la manette des gaz, elle cria :
– Regarde à gauche !
Sur leur gauche, légèrement en avant, une lumière verte se balançait doucement. Puis elle recula un peu par rapport à eux, lorsqu’ils virent à leur hauteur s’allumer une autre lumière : ils distinguèrent avec netteté un cockpit dans lequel se trouvait un pilote, jeune, avec une figure un peu mince, une petite moustache, des cheveux légèrement blonds ; il agitait une lampe de poche d’arrière en avant, ce qui permettait de le voir. Auraient-ils déjà des hallucinations ? Mais à deux, peu probable. C’était indubitablement un avion qui volait à leur hauteur et le pilote leur faisait signe. Puis, progressivement et tout doucement, le feu vert les dépassa, vint devant eux de telle façon qu’ils voyaient maintenant le feu rouge de l’aile gauche et le feu blanc de queue. Ils avaient donc trois feux pour repères. Ils ne savaient pas ce que faisait cet avion par ici, ni où il allait, ni comment il les avait trouvés, mais ils n’allaient pas le lâcher ; c’était leur seule planche de salut, car il offrait une possibilité de maintenir leur avion, difficilement, avec des repères extérieurs. L’appareil balança doucement les ailes devant eux en éteignant et rallumant plusieurs fois et rapidement ses feux de position, ce qui en langage international veut dire « Suivez-moi ». Ils n’allaient pas se faire prier !
Au bout de quelques instants, l’avion devant eux entama très lentement un virage vers la droite : on le voyait au feu rouge de son aile gauche qui devenait légèrement plus élevé que le feu vert de l’aile droite et au feu blanc arrière qui dérivait doucement vers la droite. Ils décrivirent ainsi un virage à très grand rayon, ce qui facilitait les choses. Un pilotage sans mouvements brusques était leur seule chance de survie. S’ils n’avaient pas trop dérivé depuis le début des pannes successives, ils devaient être maintenant à peu près dans la direction du nord. Ce qui ne les intéressait pas beaucoup, car quelle que serait la destination de l’avion devant eux, ils resteraient cramponnés à lui : il fallait bien qu’il se pose quelque part. Mais le temps passant, ils commencèrent à se poser des questions. Comment, dans cette immensité, ce pilote avait-il pu les trouver et surtout deviner qu’ils avaient un (gros) problème ? Était-il chargé de les intercepter, guidé par un radar ? Peut-être étaient-ils entrés sans le savoir dans une zone interdite ou réglementée du fait de tirs de fusée ou d’essais d’engins plus ou moins secrets ? Nous n’avions pas la possibilité de nous tenir au courant de toutes les notifications aériennes récentes, mais ils étaient cependant sûrs qu’il n’y avait pas de zone interdite dans la région. Alors ?
Ils avaient bien volé maintenant quelques minutes de plus quand il leur sembla que les feux devant eux descendaient. Et il fallut baisser un peu le régime moteur pour ne pas trop se rapprocher de leur guide. Donc, ils descendaient, pourtant il n’y avait pas trace sur les cartes d’un quelconque aérodrome qui se trouverait à environ cinquante mille nautiques (un peu plus de quatre-vingt-dix kilomètres) dans le nord-ouest de Bordj Kounta. Cependant la descente continuait, bien que tout resta noir en-dessous d’eux. Tout à coup ils virent une lumière devant eux et en bas ; c’est vers elle qu’ils se dirigeaient. Très rapidement, il s’avéra que c’était une grande aire éclairée, au milieu de laquelle on distinguait maintenant quelque chose comme une piste d’atterrissage, avec ses balises lumineuses latérales et ses taxiways bien éclairés, avec de nombreux bâtiments aux alentours. Ils arrivaient quasiment dans l’axe de la piste. Le guide s’écarta un peu sur la gauche, ils continuaient à descendre sans toucher aux réglages de l’appareil. Un grand terrain d’aviation au milieu de nulle part, non indiqué sur les cartes : un rêve ! Mais non ! Ils se posèrent, quittèrent la piste par un taxiway latéral pour s’arrêter sur une aire de parc près d’un hangar éclairé par plusieurs projecteurs. Ils sortirent de leur avion, Caro pleurant après une telle tension et Jipé tremblant encore sur ses jambes. Autour d’eux, tout était illuminé, la piste et ses taxiways, les bâtiments par des lampadaires, plus loin une tour de contrôle entourée de projecteurs. C’était visiblement une grande base aérienne, mais déserte. C’est alors que l’avion qui les avait guidés jusque là passa près de la tour. Ils reconnurent, étonnés, un Piper J3 (ou L-4H pour les Américains), le Piper Cub bien connu dans tous les aéro-clubs d’après la guerre. Seulement, il ne portait pas d’immatriculation civile, mais deux grandes lettres sur le fuselage à l’arrière du poste de pilotage, JN, ainsi qu’une cocarde bleu, blanc, rouge, avec le bleu à l’extérieur. Puis, passant très bas et très lentement (le Piper Cub était connu pour cette capacité) sur leur gauche, le pilote, en place arrière, leur fit à nouveau signe avec une lampe de poche qu’il agitait, ce qui leur permit de revoir sa figure mince et pâle, agrémentée d’une moustache. Il s’éloigna en battant lentement des ailes, en coupant la piste vers l’ouest. Ils pensèrent qu’il rejoignait le circuit classique pour se poser et ils l’attendirent pour le remercier. Ils ne le revirent pas.
Ils entendirent une porte métallique se refermer au pied de la tour de contrôle et une silhouette se dirigea vers eux. De plus près, ils virent qu’il s’agissait d’un sergent en uniforme de l’armée de l’Air française, qui les découvrit un peu surpris.
– Eh bien ! leur dit-il, qu’est-ce que vous faites là, la nuit et sur une base militaire ? »
Ils avaient eu déjà des ennuis en l’air, mais les ennuis administratifs avaient l’air de les avoir rattrapés dès qu’ils avaient mis les pieds à terre. Le sergent, avec son accent du midi, n’avait pas l’air très accueillant. Ils lui expliquèrent, sans trop entrer dans les détails, leurs différentes pannes qui les avaient amenées à atterrir en catastrophe sur ce terrain.
– Vous savez que vous avez eu de la chance … continua-t-il.
– Oui, nous avons eu de la chance de trouver votre piste, au milieu de nulle part. »
– Non, déclara-t-il, ce n’est pas ce que je voulais dire. J’étais dans la tour de contrôle et j’avais ouvert quelques vitres pour diminuer la chaleur qui restait de la journée dans cette serre. J’avais mis en route le groupe électrogène pour son test journalier, comme tous les soirs et j’allais le couper, quand il m’a semblé entendre un bruit de moteur d’avion. Je n’ai donc pas coupé le courant, me doutant qu’un appareil se promenant dans la région aurait peut-être besoin de repère, sans même parler d’atterrir. Je vous ai donc entendu et le fait de ne pas voir de feux de position m’a paru bizarre. C’est pourquoi j’ai laissé tout allumé. Votre chance, c’est que je vous ai entendu. »
– Bien raisonné et surtout merci. Je pense que vous nous avez sauvé la vie. Mais…
Jipé voulait lui demander ce qu’il était advenu de l’autre avion :
– Est-ce que vous nous avez vu atterrir ?
– Non, répondit-il, après vous avoir entendu, je suis redescendu dans le bureau de la tour où je croyais avoir laissé ma lampe de poche, que je n’ai pas trouvée. Je suis alors retourné dans la salle de contrôle, en haut de la tour ; je vous ai alors vu sur un parking, assez loin. J’ai allumé dans la salle et j’ai retrouvé ma lampe, puis je suis descendu à votre rencontre.
– Et vous n’avez rien entendu d’autre ? demanda Caro.
Le sergent les regarda d’un air curieusement interrogateur mais affirma qu’il n’avait rien entendu d’autre que le bruit de leur moteur. Après tout, c’était possible : l’autre avion, avec un moteur pas très bruyant, était passé très bas et près d’eux alors que le sergent était dans la tour, laquelle se trouvait assez loin de l’endroit où ils s’étaient arrêtés. Mais où pouvait être aller le Piper ? Le militaire leur affirma que dans un rayon de huit cents kilomètres il n’y avait aucun autre aérodrome, même non indiqué sur les cartes. Mais où pouvait se poser un appareil avec encore une ou deux heures d’autonomie, sauf à atterrir dans le sable ? Peut-être y avaient-ils d’autres bases aériennes de ce type, cachées dans le désert, mais secrètes ? Ils ne posèrent plus de question.
Interrogé sur la possibilité de prévenir les copains à Bordj Kounta, le sergent leur avoua qu’il ne pouvait contacter directement ce bled et que passer par les voies officielles prendrait au moins quarante-huit heures. Comme il leur dit :
– Non, nous ne pouvons rien faire ce soir et vos amis vont passer une mauvaise nuit.
Il les emmena au mess : ils découvrirent, étonnés, un grand salon, avec une magnifique cheminée, dans laquelle flambait un beau feu de bois, avec des bûches de bonne taille. De plus, la pièce était meublée confortablement, avec des fauteuils profonds, avec quelques tapis au sol, des tables basses, des appliques, des lampadaires et un bar au fond. Ça n’était plus du tout militaire. Le sergent dut sentir leur étonnement car il leur expliqua :
– C’est un peu grand pour moi, mais au moins, ce soir, je ne serai pas seul. Ce bâtiment de style presque anglais est ce qui reste d’une base aérienne alliée de la dernière guerre. Elle est à peu près à mi-distance de la Méditerranée et de l’Afrique noire et servait alors au transit aérien vers les colonies françaises d’Afrique occidentale et centrale, mais également aux avions de transport américains ou britanniques. C’est d’ailleurs des Britanniques qui l’ont installée et c’est pourquoi vous avez ce salon curieux, mais bien confortable. »
– Mais, et le bois pour le feu, d’où vient-il ? demanda Jipé.
– Oui, je comprends que vous vous posiez la question, car là dehors, tout ce qu’on peut trouver, c’est quelques brindilles dans le lit asséché d’un oued. C’est que cet aérodrome n’était plus utilisé depuis 1945, mais dans le désert, presque tout se conserve. Quand le centre d’essais des fusées françaises a été créé à Hamaguir, il a été réactivé ; il a suffi d’enlever le sable qui s’était déposé sur la piste, de remettre en état quelques bâtiments, de rénover quelques accessoires utiles comme le groupe électrogène et le tour était joué. Lors des tirs, une ou plusieurs équipes viennent ici pour le suivi des engins. S’y ajoute un hélicoptère chargé de récupérer rapidement les morceaux d’une fusée qui n’aurait pas suivi sa trajectoire normale et se serait écrasée dans des endroits où elle n’avait rien à faire. J’en arrive au bois : comme il peut faire très froid ici, – vous le savez sûrement – et que le chauffage central n’avait quand même pas été prévu, on amène ici du bois par avion à partir de l’Afrique du Nord. Lorsqu’il reste du potentiel non utilisé d’un Noratlas, on y met deux ou trois tonnes de bûches et hop ! Direction le sud. Je suis donc chauffé, et vous aussi ce soir, avec le bois qui doit être le plus cher du monde. Profitez-en ! »
***
Le Vieux Pilote regardait notre cheminée avec un brin de nostalgie ; notre bois était sûrement moins cher que celui dont il parlait. Mais nous étions tous maintenant impatients de connaître la suite de l’histoire. Seul Blériot, le chat, avait l’air un peu inquiet et s’éloigna de nous ; peut-être avait-il simplement trop chaud. Cependant, ce n’était pas dans ses habitudes de quitter une bonne place. Quelque chose le préoccupait. Nous n’en tînmes pas compte et pressâmes le Vieux Pilote de continuer, ce qu’il fit :
« Le sergent leur offrit de quoi manger et boire, raconta sa vie dans cette base perdue … A l’évidence, il avait besoin de parler, mais il n’en finissait pas ; cependant, il se rendit compte qu’ils étaient un peu à plat à cause de toutes les émotions de la soirée. Mais Caro allait quand même lui raconter leur étonnante rencontre du Piper qui les avait amenés jusqu’à lui lorsqu’il leur dit :
– Je vois que vous êtes fatigués. Nous avons de nombreuses chambres dans ce mess. Vous en prenez chacun une et vous pourrez vous allonger et dormir. Elle sera par contre sans chauffage, mais avec de bonnes couvertures, vous pourrez vous en sortir. Itou, pas de courant, prenez les bougies qui sont sur le bar.
Avec tout ce qu’ils avaient vécu ce soir-là, l’angoisse, la peur, le brusque espoir à la vue d’une piste d’atterrissage inespérée, le passage rapide de la situation la plus désespérée au confort d’une cheminée chaleureuse et d’un lit, tout ceci donc joua ; ils se couchèrent et s’endormirent sans demander leur reste.
C’est le soleil qui les réveilla, tôt, le lendemain matin. Et toutes les péripéties de la veille parurent complètement irréelles à la lumière du jour. Le soleil se lève tôt dans ces pays, aussi se rencontrant dans le couloir qui menait vers le salon où ils étaient la veille, Caro et Jipé ne trouvèrent pas d’explication évidente à ce qui était arrivé, à commencer par les pannes successives. Mais d’autres questions leur venaient à l’esprit : comment un avion comme un Piper Cub pouvait-il voler aussi vite qu’un appareil environ deux fois plus puissant ? Comment le pilote inconnu les avait-il trouvés dans le noir absolu, alors qu’ils n’avaient plus de feux de position ? Comme ils ne trouvaient pas de réponses, ils pensèrent plutôt à chercher un petit déjeuner. Le sergent les attendait déjà et leur proposa café, biscottes, beurre et confiture ce qui leur paru royal à mille miles de la civilisation.
Le petit déjeuner fini, il leur dit :
– Il faut maintenant que nous passions aux choses désagréables. Vous êtes entrés dans une base militaire sans préavis, sans autorisation. Je vous accorde que vous étiez de bonne foi, en situation d’urgence, mais je ne suis pas qualifié pour en juger. En fait, comme vous n’avez pas émis de message radio d’urgence ou de détresse …
– Et pour cause … répondit Jipé.
En fait, il s’avéra que si le sergent appliquait tout le processus administratif de déclaration d’atterrissage sur un aérodrome interdit, il en aurait pour des jours à remplir les formulaires nécessaires, tout en étant obligé de bloquer Caro et Jipé sur place. En conclusion le sergent proposa :
– Alors, peut-être serait-il mieux de nous entendre. De mon côté, je ne signale pas votre arrivée, ce qui préserve ma tranquillité ; de votre côté, vous n’avez jamais atterri sur cette piste que personne ne connaît, ce qui vous épargne des problèmes avec vos licences de pilote et une perte de temps importante. Qu’en pensez-vous ?
– J’en pense que vous avez de bonnes idées, répondit Jipé. Je crois qu’il nous sera facile de respecter notre part du contrat. Nous pouvons de notre côté raconter que nous nous sommes posés avec beaucoup de chance sur une pistePiste : route locale, non goudronnée et que nous avons attendu le matin pour repartir. Même si cela paraît invraisemblable, on sera bien forcé de nous croire, car personne ne connaît votre terrain à Bordj Kounta.»
– Justement, dit le sergent, j’allais vous faire part de cette condition. Il faut que vous repartiez d’ici ce matin même pour que cela ait l’air vraisemblable. Je ne vous mets pas à la porte, mais vous comprenez bien que ce départ est nécessaire.
– C’est évident. D’ailleurs, ce vol de retour ne devrait pas présenter de trop grosses difficultés. On peut faire démarrer le moteur en lançant l’hélice à la main; selon nos estimations, nous devons être à une heure de vol environ de Bordj Kounta et il nous reste du carburant pour trois heures, mais vous nous montrerez cela sur une carte pour que nous puissions calculer notre navigation de retour. Tous nos instruments ne fonctionneront pas sans dynamo ni batterie, mais de jour ceux qui restent seront suffisants pour voler en sécurité. Donc, marché conclu et merci.
Mais Jipé n’avait pas fini. Il demanda : – Est-ce qu’il y a des Piper Cub qui volent ici ? »
Le sergent le regarda un peu étonné : – Autant que je sache, non ; d’ailleurs, je crois que cela fait longtemps qu’il n’y en a plus dans l’armée. Les derniers ont été utilisés en Algérie, il me semble …
Ils étaient assis dans le salon et Caro tournée vers le bar ; devant elle, accrochée au mur, se voyait toute une rangée de photographies, certaines encadrées, d’autres simplement épinglées. Sur l’une d’elles, on remarquait un Piper. Pour être tout à fait sûr que le sergent avait bien compris de quel type d’appareil Jipé parlait, Caro se leva, passa derrière le comptoir et lui désigna la photo du Piper. Et en approchant, grosse surprise ; sur la photo qu’elle montrait du doigt, il y avait effectivement un Piper, sur un fond de dune, à droite de quelques chameaux qui buvaient à côté d’un puits. C’était une photo en noir et blanc et l’avion était trop loin pour que l’on puisse en voir des détails. Mais à côté de ce premier cliché, il y avait une autre photo, en couleurs très passées. C’était la photo classique de l’aviateur à côté de son appareil, l’avion était bien un Piper Cub, immatriculé JN, avec une cocarde bleu blanc rouge anglaise, c’est-à-dire avec le bleu en périphérie. Et appuyé au capot, Caro et Jipé reconnurent parfaitement le pilote inconnu, avec sa figure mince, ses cheveux blonds et sa petite moustache. En bas à droite de la photo était écrit ‘Flight Lieutenant Tim Morgan’. Caro s’exclama : « – Mais nous l’avons déjà vu … ! »
– Ça m’étonnerait, répondit le sergent. Les photos que vous voyez au mur datent de la présence des Alliés pendant la guerre. Ils mettaient parfois des photos de pilotes ou d’avions ayant eu des biographies particulières. Je ne connais pas l’histoire qui se rattache à chaque photo, mais pour ce lieutenant Morgan, je la connais, car j’ai entendu plusieurs fois des équipages de passage en parler.
A cette époque, vers la fin de l’année 1944, quelqu’un, dans un état-major, décida de changer les méthodes de surveillance des immenses espaces du Sahara. Jusqu’alors, cette surveillance était assurée par des escadrons de méharistes, ce qui fonctionnait très bien. Les méharistes partaient pour plusieurs mois, allant de puits en puits. Si vous êtes depuis un certain temps dans ce pays, vous savez que pour découvrir ce qui s’y trame, il suffit de surveiller les puits, les caravanes étant obligées d’y passer. Mais, évidemment, ce n’était pas très rapide et les liaisons radio de l’époque n’étaient pas formidables. Donc, on décida de réaliser cette surveillance par avion, et pour cela, le petit Piper était idéal, car il pouvait se poser à peu près partout. Curieusement, on chargea de cette surveillance un Britannique, ce lieutenant Morgan, alors qu’il y avait de nombreux pilotes français. Mais ces pilotes français ne connaissaient pas le désert, alors que Morgan était sensé le connaître de précédents séjours en Libye et au Moyen Orient. Il accomplit donc sa tâche sans difficulté, volant à partir d’ici vers les puits à surveiller. Pour étendre son rayon d’action, on avait même créé de petits dépôts de carburant enterrés dans des endroits connus de lui seul, pour éviter les chapardages. Pour avoir une certaine autonomie, il emmenait sur le siège avant, à la place du passager, une petite tente, quelques vivres et de l’eau, ce qui lui permettait un séjour aux alentours des puits, en attente de caravanes qu’il aurait survolées avant d’y atterrir.
Tout se passa bien jusqu’à ce jour de la fin de l’année 1944, où il décolla d’ici avec le plein de carburant et son barda. Il avertit par radio de son arrivée au premier puits où il devait passer, puis plus rien. On attendit trois ou quatre jours, le temps que devait durer sa tournée d’inspection, avant d’entamer des recherches. Tout l’itinéraire qu’il devait emprunter fut vérifié, ensuite tous les puits qui étaient dans son secteur et toutes les routes qu’il aurait pu suivre, ainsi que ses dépôts de carburant. Les recherches durèrent une quinzaine de jours, mais on ne retrouva aucune trace ni du pilote, ni de l’avion. Ce qui s’est passé, on le saura peut-être, si une patrouille le découvre, mais en attendant, il est toujours quelque part là dehors dans le sable. Vous devez confondre avec quelqu’un d’autre.
Ils m’ont assuré qu’ils étaient absolument sûrs de ne pas avoir confondu. »
***
Dehors, la nuit était tombée et il continuait à neiger. Le feu avait baissé dans la cheminée, nous éclairant de lueurs rougeâtres, mais personne ne bougea ou n’alluma un autre éclairage. Le Vieux Pilote termina son récit :
« Ils ne posèrent plus de questions. Ils ne découvrirent aucune anomalie en soulevant le capot de leur avion ; pour le retour, Jipé était en place gauche, le vol fut sans histoire ; Caro somnolait mais Jipé la toucha légèrement pour lui donner le manche avant l’atterrissage et elle reprit le contrôle juste avant que les roues ne touchent le solMême si c’est peu recommandable de changer de pilote en fonction au moment de l’atterrissage à quelques mètres de la piste. Leur mission était, certes, remplie. Mais à quel prix ! L’avion avait bien été testé en conditions réelles, mais au prix d’une nuit d’angoisse qu’ils n’oublieraient jamais.
Et ils avaient aussi pris trois résolutions : ne plus voler la nuit sans qu’il n’y ait pleine lune, avoir toujours au moins deux lampes de poche avec quatre piles de secours mais, surtout, surtout, ne jamais raconter qu’ils avaient été guidés une nuit par un pilote disparu depuis plus de vingt ans vers un terrain qui n’existait pas et où, de toute façon, personne ne les avait vus. Leurs licences de pilote privé n’y auraient certainement pas résisté. »
Le chat se leva brusquement, le poil hérissé, les oreilles basses, regarda le Vieux Pilote et s’enfuit comme s’il avait vu un fantôme. Peut-être avait-il deviné qui était en place droite cette nuit-là ?
Fin
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– « Elle reprit le contrôle juste avant que les roues ne touchent le sol. Leur mission était, certes, remplie. Mais à quel prix ! »
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Bonjour à Toutes et Tous,
Pouvez-vous me dire où je peux me procurer ce livre.
Merci
JG
Mirage...
Fabuleux :)