Il sortit pour vomir. Il pensait pourtant s’être blindé au fil du temps. Chaque jour cuirassant un peu plus ses émotions, chaque heure construisant un peu plus ses défenses. Et il s’était laissé surprendre comme un bleu ! Et par qui ? Par une simple fillette. Dans le vestiaire à la peinture autrefois flamboyante qui s’écaillait, il changea sa tenue par automatisme et la fatigue l’aida à enfiler ses vêtements civils. En refermant son casier, il se rappela le dernier mail échangé avant son départ avec l’ultime consigne : « Ne vous habillez pas en touriste. » Il se souvient en avoir bien ri, car malgré tout ses efforts de camouflage, il passerait toujours pour un touriste, quelque soit le lieu. Même dans sa propre famille, on le considérait comme tel, tantôt voyageur, parfois opportuniste. Il en était même arrivé à être le touriste de sa propre vie, il la regardait parfois défiler comme on regarde un album souvenir. Mais aujourd’hui était aujourd’hui et ce qu’il avait vu et entendu ne pourrait être collé dans aucun album. Il avait deux options : modifier ses souvenirs (mentir aux autres jusqu’à s’en convaincre lui-même) ou en faire quelque chose qui puisse avoir un impact. Ces derniers mois l’avaient beaucoup changé, et le plus étonnant était qu’il ne s’en rendait compte que maintenant, alors qu’il était prêt à partir. En parcourant une dernière fois les couloirs décrépis du bloc opératoire, il repensa à ce qui l’avait attiré ici. Ce n’était pas seulement pour faire sa B.A. annuelle, ou encore pour améliorer son curriculum vitae auprès de ce professeur de chirurgie au renom international. Au milieu des reportages pleins de pathos qu’il avait pu voir, il avait su lire dans la population, un courage conservé malgré les atrocités. Il avait apprécié la découverte des nombreuses coutumes. Ici par respect on appelait les ainés « tata » et les anciens comme son professeur « papa » et le partage était si naturel, qu’il s’était vite senti accepté. Et c’était certainement ces visages rieurs au sein d’un pays d’Afrique qui le fascinait qui avaient achevé de le convaincre de venir terminer son internat ici. Mais à ce moment précis, aucun sourire ne pourrait lui rendre le sien.
Les vibrations irrégulières du pickup sur la piste ne le dérangèrent pas dans la contemplation pensive des magnifiques vallées qu’il quittait après presqu’un an. Le contraste entre la beauté des paysages et l’inhumanité qu’il avait pu constater le sidéra. La route sinueuse, parsemée de nids de poules et d’animaux se promenant en toute liberté, le berçait dans les méandres de ses pensées, tantôt joyeuses et tantôt obscures. La piste semblait encore plus interminable qu’à son arrivée, car aujourd’hui il craignait pour sa vie. Il avait tant soigné de victimes qu’il ne pouvait s’empêcher d’imaginer un bastion prêt à le tuer après chaque tournant, faire taire l’européen, pour rien, en prévention. Quand en doublant un nouveau groupe de villageois des palpitations d’angoisse le surprirent, il se força à observer le paysage et respirer lentement pour faire baisser son rythme cardiaque. Peut-être qu’il se remettrait à la peinture en rentrant ? Plus tard. Les vallées, les sourires, les tapes d’amitié. Plus tard. Il n’arrivait pas à se détendre. Comment pouvoir volontairement et sans remords tâcher de sang et d’humiliation cette région dont les habitants ne demandaient qu’à vivre en paix ? Et au nom de quoi ? Cela n’avait aucun sens. Aujourd’hui au bloc opératoire, ce n’était plus des femmes qu’il avait dû opérer des dégâts de viols ignobles mais les corps d’enfants mutilés, à jamais traumatisés. Aujourd’hui il n’avait pas réussi à conserver son calme et à assurer ses gestes précis pour la chirurgie, car il ne pouvait oublier la fillette cachée par les champs opératoires. Et lorsqu’il regardait l’écran de cœlioscopie avec ses confrères, et qu’ensemble ils constataient les dégâts et cherchaient à comprendre ce qui s’était passé pour pouvoir mieux réparer, il n’avait pas su rester neutre. Elle n’avait que deux ans. Son corps était ravagé. L’objectif du jour n’était pas de lui rendre ses organes génitaux intacts, non c’était juste d’arrêter l’hémorragie qui lui faisait risquer sa vie, et renforcer une paroi pour éviter une infection qui pourrait être fatale. Ensuite suivrait une dizaine d’opération sur plusieurs années sans certitude qu’elle puisse à l’âge adulte avoir des rapports sexuels sans douleurs ou même enfanter. Et au nom de quoi ? Simplement parce que des fous prédisaient richesse et prospérité pour qui aurait des relations sexuelles avec un enfant. Mais à deux ans, elle était plus proche du bébé que de l’enfant ? C’était effroyable. Il s’était senti mal avant la fin de l’intervention et était sorti. Il tremblait encore quand le professeur, ayant terminé, était sorti lui parler. « Tu sais fils, tu m’as étonné quand tu es arrivé ici. Habituellement c’est le premier jour que les internes font un malaise. Tu es coriace, et je crois que tu en es fier. Mais cette réaction est positive car elle est le reflet de ton humanité. » Le professeur avait un don d’orateur certain. Il aimait former ses étudiants, pas seulement à la médecine de guerre mais aussi à l’empathie envers ses patients. Il aimait observer les changements parmi ses collègues. Certains croyaient se protéger derrière une froideur apparente, disaient nécessaire de prendre de la distance avec leurs patients. Lui pensait tout l’inverse. « Tu t’es caché derrière des questions chirurgicales pendant des mois. Ton corps te rappelle à ta conscience. Je sais que c’est douloureux mais c’est nécessaire. Conserve cette sensibilité et reste choquable ; car feindre trouver normal cette barbarie, c’est la cautionner. N’oublie jamais la bile que tu viens de rejeter car elle contient ton dégout et ta colère. Et cela te servira aussi à ton retour, car nous n’avons malheureusement pas le monopole de la violence.» Benjamin ne put acquiescer ses propos tant il avait besoin de repos : dormir pour ne plus penser. Il n’avait pas seulement effectué d’interminables interventions chirurgicales complexes ; il avait aussi suivi le professeur dans de nombreuses actions de sensibilisation à travers cette région reculée. « Papa » était admiré, habitué à énoncer des sermons, il s’était fait le porte parole de la lutte contre les atrocités commises envers les femmes. Au début enthousiaste, Benjamin trouvait que les gens se mobilisaient contre la folie de quelques irréductibles qu’il suffirait d’attraper et de jeter aux autorités. De multiples associations s’étaient crées, les hommes réagissaient, et pas seulement les femmes solidaires. Tous admiraient Papa qui osait dénoncer les crimes de guerre auprès de multiples instances internationales. De nombreuses distinctions sur son engagement pour les droits de l’homme et plus particulièrement pour le droit des femmes lui étaient remises à travers le monde. Mais la naïveté de Benjamin s’en était allée. Les viols et les mutilations continuaient et il n’y avait pas un jour sans arrivée d’une nouvelle femme traumatisée, d’un nouvel enfant entre la vie et la mort. Et pourtant le pays était sensé être en paix. Alors pourquoi cet hôpital puait-il autant la guerre ? De la plaque commémorative des atrocités commises vingt ans plus tôt, aux nombreux patients défigurés qui y survivaient, la guerre souriait partout. Même les déplacements de l’équipe de santé s’effectuaient avec les militaires d’une police privée. Peu à peu la peur s’était insinuée en lui, inconsciemment jusqu’à en devenir oppressante. Benjamin avait conservé son humour comme un bouclier, mais aujourd’hui il repartait sans protection. Dans moins de quarante huit heures il retrouverait sa famille et il ne saurait pas quoi leur raconter. Après encore quelques heures de pistes, il retrouverait Bessie chargée de le transporter vers l’aéroport international.
2. Marceline
« Allez monte gringalet, je te ramène au palais .
– Mama, je ne suis pas très en forme, est-ce que tu peux piloter tranquillement s’il te plaît ? »
Benjamin pesait ses mots car il savait que Marceline ne pouvait s’empêcher de s’enflammer à chaque phrase. Comme si, dans ce pays d’hommes en uniformes, elle voulait faire entendre la voix des femmes encore plus fort. Il appréciait sa forte personnalité mais n’était pas d’humeur à parler. Il rentrait chez lui après une année et avait besoin de faire le bilan.
– Aaaah mais c’est qui m’donnerait des ordres ! » Et merde, pensa Benjamin. Marceline força sur l’accélérateur en le regardant d’un air autoritaire. Mais à la vue de la tristesse et des cernes qui entouraient les yeux du Monganga , elle se radoucit instantanément et préféra se taire. Après un décollage des plus silencieux et anormalement lent, (ce qui ajoutait un caractère solennel au départ imminent du jeune interne), le moteur se mit à émettre des bruits étranges. Benjamin fronça les sourcils en songeant que ces sons glauques et métalliques reflétaient son état intérieur. Marceline se concentra elle aussi car quelque chose l’intriguait sans qu’elle puisse l’identifier. Habituellement elle pouvait corréler chaque son à une action précise de son appareil et elle aurait presque pu piloter les yeux fermés. Mais peut-être était-elle parano ? « Bessie malembe , malembe », murmura-t-elle, Marceline se réinstalla dans son siège, secoua la tête et reprit avec son accent rythmant chaque mot, d’une syllabe chantée sur deux. Tu veux savoir pourquoi j’ai choisi ce nom ? » Elle n’attendit pas sa réponse et poursuivit. « C’était une sacrée pilote, et je peux te dire que pour une tata d’Amérique, devenir aviatrice en 1921, tss, ça pas été facile ! » Le cerveau de Benjamin mit quelques instants à faire le tri dans ses pensées et lui faire comprendre qu’elle parlait de (et à) son avion, mais bon certains parlaient bien à leur plante verte. Marceline avait eu la chance d’avoir reçue une bonne éducation et hérité de la détermination de ses parents mais la dureté de la vie l’avait contrainte à s’isoler. Elle continua. « Bessie c’est la première afro à avoir posé ses fesses dans un cockpit ! » Elle rit en se trémoussant dans le sien pendant que Benjamin poursuivait. « Hmm, pour l’époque ça devait être quelque chose. Surtout que c’était en pleine ségrégation, non ? » Finalement cette discussion pouvait s’avérer une bonne diversion contre la mélancolie, tandis que la mélodie du moteur se faisait plus douce. Dans ce pays il avait achevé sa formation en chirurgie, avec l’impression de débuter dans la compréhension humaine. Mais il lui semblait aussi quitter une famille.
– « Oui mon p’tit. Personne ne voulait lui apprendre à voler, parce que, elle était noire, et parce que, c’était une bonne femme. Bessie, la déterminée, la suivi à Miguel sur les traces d’Eugene Bullard. » Marceline à l’accent chantant ne semblait plus vouloir s’arrêter. « Encore un fameux c’ui-là, quand Bessie me quittera, j’prendrai un Eugene. Petit, tu dis si maman s’égare, hein ?
– Tu sais bien que je ne me permettrai pas Mama. » Benjamin reprenait quelques couleurs, se laissant progressivement emporter par le récit de sa coéquipière. Soudain l’avion se mit à tousser, comme pour participer à la conversation. « Malembe Bessie, on a encore du boulot, malembe. Allez, allez, on dépose le p’tit et j’m’occupe de toi, hey. » Sans doute avait-elle décidée de devenir pilote car elle se sentait plus en sécurité dans les airs que sur la terre ferme.
– Je crois que de parler de la remplacer l’a vexée ! » Ajouta-t-il, en pensant que lui aussi serait vite oublié. « Mais non, ma Bessie, fais pas l’idiote, et fais-moi encore des voltiges, vas ! Tu vois fils, j’veux que chaque mwasi entende parler de Bessie, et qu’elles se battent pour faire ce qu’elles veulent.
– La vie est dure pour les femmes ici Marceline. » Il repensa à toutes ces femmes qui avaient subi des mutilations, à toutes ces familles décimées.
– Non petit, Ndoki est là pour toutes les femmes dans le monde, et c’est pas une nouveauté. » Il se tourna vers la vitre, songeur. Dans cette région il venait d’être confronté à une forte concentration de violence et il doutait d’un changement rapide en République Démocratique du Congo. Marceline reprit sans se soucier de savoir s’il l’écoutait. « Aaah mais c’est que Bessie a pris son destin en main et qu’elle s’est battue contre la discrimination. Elle est rentrée en Amérique, elle acceptait aucun contrat de représentation de haute voltige si ça n’était pas noir et blanc dans les gradins. C’est grâce à elle que d’autres femmes sont devenues pilotes. » Jeune femme blessée comme beaucoup d’autres pendant la guerre, Marceline s’était cherché un modèle se reconstruire. Et Bessie Coleman, grande femme de caractère à la carrière historique s’était vite imposée. Comme elle, Marceline s’était payée ses cours de pilotage en gagnant chaque sou un à un et en travaillant plus que les autres. Le chef de service de gynécologie obstétrique cherchait un pilote pour transporter les malades des coins les plus reculés jusqu’au bloc opératoire, et il avait très largement complété le financement de sa formation, touché par la motivation quasi naïve de cette femme militante. « Alors si Bessie a réussi. Et si j’ai réussi. Elles peuvent toutes réussir !
– Avec toi tout semble si simple ! Mais tout le monde n’a pas ton caractère !
– Ne me dis pas que c’est simple ! J’ai eu mon lot de souffrances. Hors de question que je me laisse abattre. Chaque attaque m’a rendue plus forte. Je suis une lionne. Et puis ça suffit, le monde doit changer. » Elle accéléra, fière d’elle, forte d’une certaine combattivité en songeant à son passé, elle avait perdu toute sa famille mais s’en était recréé une autre au centre hospitalier de cette région plus à l’Est, son avion c’était sa nouvelle vie. « Une lionne au volant d’un coucou, j’aurai vraiment tout vu dans ce pays ! » Ajouta Benjamin d’un ton moqueur. Sans prévenir, soudain en colère, elle lui balança la trousse de secours à la figure. « Aïe ! Marceline ! » Il se protégea de justesse le visage mais n’eut pas le réflexe de rattraper la mallette qui se fracassa dans le cockpit. « Matata tu en veux ? » Les yeux de Marceline étaient devenus aussi durs que les diamants qui couraient la perte de ce pays. « Qu’est-ce qui t’arrive ? Je blaguais ! » Il ne comprit pas le brusque changement de comportement de cette femme qu’il pensait avoir appris à connaître au fil des missions. Avec elle, tout devenait toujours prétexte à rire. De son côté, Marceline s’était vexée d’un ton qu’elle avait soudain trouvé hautain. Pour qui se prenait-il ? Le mundele ne connaissait pas le prix de la liberté de se lever chaque matin sans peur. L’imminence de son retour devait réveiller chez lui des réflexes colonisateurs. Et elle n’allait pas le laisser ébaucher les prémices d’une domination masculine. « Aaah mais tu dois apprendre le respect petit. REGLE NUMERO TROIS : NE JAMAIS ENERVER LE PILOTE !
– Ok, ok, j’ai compris. Ralentis, s’il te plaît, tu me fais peur, répondit-il en se cramponnant à son siège qui se mit à trembler. Je tiens à rester vivant encore un peu. » Il tenta de rire de la situation sans être rassuré. Et Marceline ne semblait pas vouloir se calmer. « MWANA QU’EST-CE QUE JE VIENS DE DIRE ?
– OK désolé. Mama, c’est toi le pilote ! » Il répondit d’un ton si solennel et décalé, qu’il obtenu l’effet escompté : observer l’amorce d’un sourire. Alors il tenta une reprise de conversation pour faire la paix, tout en n’ayant pas compris ce qui l’avait rendue furieuse. « Madame la pilote. Avec tout mon respect de jeune débutant qui s’excuse platement de son ignorance, puis-je connaître les règles numéro un et numéro deux ? » Elle le regarda en coin et se rendit compte qu’elle s’était sans doute enflammée pour rien. Disons pas pour rien, mais peut-être de manière disproportionnée. Pas une fois il n’avait été irrespectueux envers qui que ce soit. Le Monganga était intelligent et bienveillant, alors si Papa et les patients le respectaient, elle devait avoir confiance. La vie lui avait aussi appris à toujours conserver une part de méfiance, question de survie. Elle soupira et reprit. « Régle numéro deux : le pilote a toujours raison.
– Madame La Pilote, vous avez bien raison. » Répondit-il du ton d’un trouffion à son capitaine. L’A.D.I. indiquait 15 degré à piquer. Marceline se concentra et observa l’horizon plus sérieusement. Septique, elle tapota le cadran en murmurant. Il afficha enfin des données pertinentes. Marceline se redressa et reprit la conversation sans modifier sa conduite. « Et règle numéro un… La mwasi gouvernera le monde. »
Il ne put s’empêcher d’éclater de rire franchement à cette dernière règle qui n’en était pas une. Puis il s’arrêta en s’étouffant presque pour vérifier si elle était sérieuse. Vite rassuré par le visage moqueur et à nouveau détendu de Marceline, il se laissa aller à rire de plus bel, accompagné par le rire tonitruent de Marceline. Ah Marceline, elle allait vraiment lui manquer.
Bessie avait tout juste vingt ans quand elle fut sauvée du ferraillage. Mais ce que les chansons promettaient comme le bel âge chez les humains, l’était beaucoup moins pour un avion utilisé par l’armée. Depuis toujours et malgré ses quelques vingt tonnes, Bessie avait la classe. La classe nostalgique des avions stylisés dans les années cinquante associée à la robustesse d’une campagnarde. Peu importait le remplacement de cloisons détériorées au fil du temps, il fallait être néanmoins sacrément débrouillard pour remplacer les pièces nécessaires à son entretien, la bourgeoise demandait des frais réguliers. En âge humain depuis son arrivée sur ce continent, Bessie aurait largement dû être en retraite. Mais Bessie était une des rares à pouvoir décoller en moins de deux cent mètres et transporter une vingtaine de brancards ; ce qui faisait d’elle une ambulance aérienne quasi parfaite pour accéder à des zones réputées inaccessibles. Et qui pouvait lui résister ? De mauvaise humeur, elle faisait vibrer sa carlingue. Et transportant des passagers endormis, elle détendait ses hélices pour les bercer d’un doux murmure. Bessie se retenait parfois même de tousser lorsqu’elle transportait de sérieux blessés. La plupart du temps elle approuvait la conduite de Marceline. Mais aujourd’hui elle voulait une révision rapide et pas d’écarts de conduite. Elle tenta de lui signaler qu’elle n’était pas au mieux de sa forme, alors elle ne s’élança pas de suite quand Marceline accéléra et fit passer un message en morse avec son moteur fringant. Mais Marceline ne semblait pas décidée à écouter des signes pessimistes, d’autant plus qu’elle commençait à se disputer avec le jeune homme. « Hey, mais pourquoi m’envoient-ils des instruments ? Je ne suis plus toute jeune ! Benjamin, rattrapes ça ! » Elle fit bouger son siège espérant qu’il comprenne que dans le cockpit comme au bloc opératoire, il ne fallait jamais laisser de corps étranger ! Pas de réactions, ils continuaient de batailler. Elle décida de modifier le tableau de bord pour forcer Marceline à redresser. Le cadran affichait une assiette de – 15 °, ce qui laissait sous entendre que l’avion piquait du nez. Marceline fronça les sourcils, observa le ciel et tapa sur le cadran en marmonnant sans changer de cap. Pour Bessie, il fallait trouver une autre tactique, le tournevis lui grattait la cloison, les pinces lui chatouillaient les câbles et les vibrations risquaient de rendre les choses vite dangereuses. Elle fit un rapide scanner interne pour prendre les décisions les plus judicieuses. Le chargement d’animaux et de matériel ne lui faciliteraient pas les choses, pourquoi fallait-il toujours rentabiliser ses trajets ? Elle fit trembler son moteur et les vibrations suffirent à renvoyer le tournevis dans les pieds de Benjamin. Il eut l’intelligence de le ramasser, ce petit était un bon élément, dommage qu’il quitte le navire. Mais Bessie n’était pas encore rassurée. Elle faiblissait et n’avait pas besoins de complications. Un de ses moteurs était sur le point de lâcher et il risquait de déséquilibrer l’appareil. En temps normal Benjamin aurait eu droit à son bizutage de départ et Bessie se serait amusée à lui faire peur. Au fil des missions, il appréciait de plus en plus l’adrénaline provoquée par les mouvements irréguliers de l’avion. Aujourd’hui il allait être servi. Il avait travaillé son sang froid lors des transferts de patients vers le centre hospitalier, étant la plupart du temps le seul professionnel à l’arrière. Et à l’aller, Marceline en profitait pour l’initier aux différentes commandes du cockpit ; en cas de problème elle avait l’impression d’avoir un co-pilote. Pour Benjamin cela paraissait simple et compliqué à la fois mais il partageait avec Marceline ce sentiment de liberté retrouvé dans le ciel. Benjamin trouvait Marceline de plus en plus soucieuse ce qui ne lui ressemblait pas, à tel point qu’il finissait pas en oublier ce qui occupait ses propres pensées. « On en est où madame la pilote ?
– Plus très loin de l’aéroport. Mais arrête de parler petit, je me concentre. »
Il ne répondit pas, ressentant le stress inhabituel de Marceline. Contrairement à ce que pensait Bessie, la pilote avait mis ses sens en alerte, elle sentait le vent tourner en leur défaveur. Elle avait décelé des signes imperceptibles et ne serait rassurée qu’après un examen minutieux de l’appareil au sol. Benjamin observa le ciel, motivé pour apprendre à piloter. Enfin, ça c’était avant que l’un des moteurs ne les lâche. Certains auraient pu incriminer la migration des flamants roses mais c’était vers la vétusté du matériel qu’il fallait chercher une cause. En explosant, le moteur propulsa des débris dans l’aile opposée. La violence de l’incident stupéfia Marceline qui eut du mal à trouver un équilibre de vol. Benjamin s’interdit d’hurler aussi fort que les animaux grondant à l’arrière et se cramponna à ce qu’il pu trouver. Des flammes s’échappèrent des ailes et de la fumée commença à s’immiscer à l’intérieur de l’avion. La peur s’insinua et les palpitations de Benjamin reprirent. Marceline fit un rapide calcul et éteignit tous les moteurs, espérant planer jusqu’à la piste. De son côté, Bessie déploya des trésors d’imagination pour sauver sa peau et limiter l’intoxication de son équipage. A quelques centaines de mètres de l’aéroport, Benjamin se laissa envahir par les émotions à la vue de cette terre en approche, et il se sentit étonnamment réveillé par un relent de vitalité. La vie étant faite de paradoxe, l’éternel voyageur ressentit qu’il avait enfin envie de poser ses valises, il avait trouvé sa terre d’accueil, aussi rude soit-elle. L’avion perdait de l’altitude et Marceline voulut sortir les trains d’atterrissages, mais les volets étaient bloqués. Elle s’essuya le front en stressant. Modifiant sa vitesse et mobilisant les câbles de commandes, Bessie simula des turbulences pour les dégager. Marceline ne comprenant pas pourquoi les commandes ne répondaient plus, jura et força sur le manche une dernière fois, contre toute attente les roues sortirent. Bessie avait fait tout son possible pour limiter les dégâts et sauvegarder l’équipage et son chargement, elle laissa alors Marceline croire qu’elle dirigeait les opérations pour l’atterrissage d’urgence. Mais Marceline semblait trop choquée et risquait de faire les mauvais choix, l’avion allait encore beaucoup trop vite. Elle reprit le contrôle juste avant que les roues ne touchent le sol. Leur mission était, certes, remplie. Mais à quel prix ! L’avion s’écrasa lourdement sur le sol, mutilant à son tour la plaine dans un vacarme assourdissant avant de s’arrêter comme en signe de respect devant une maison. La fillette qui sortit à ce moment là de la modeste maisonnée conservât longtemps une plaque portant l’inscription « Br941S ». Bessie était sacrément amochée, et tandis qu’hélices et moteurs s’éteignaient un à un, elle se demandait si son histoire finirait héroïquement dans un musée ou tristement dans une décharge. La belle avait bien vécue mais elle était encore prête à se battre pour survivre. Alors dans un regain d’énergie Bessie ralluma tous les éléments du cockpit pour s’exprimer une dernière fois, et dans un dernier ballet, les cadrans transcrire ses adieux à Marceline et Benjamin.
Fin
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Le thème :
– « Elle reprit le contrôle juste avant que les roues ne touchent le sol. Leur mission était, certes, remplie. Mais à quel prix ! »
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