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Voiture volante et vie volée

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Le jour d’après

« J’ai pris la vie d’un homme… Mission accomplie ! Mais il est mort… C’est un succès ! » À la limite de la conscience, Joséphine ne comprenait rien à ses propres pensées. Elle savait que quelque chose de grave ou d’important – peut-être les deux ? – s’était produit, mais malgré ses efforts, elle ne se souvenait de rien. Prisonnière d’un esprit malade empli de pensées morbides, Joséphine avait l’impression de devenir folle et luttait pour accéder au monde extérieur. Elle ne put que distinguer des gens flous vêtus de blanc et percevoir quelques bribes d’une conversation, qui lui semblait lointaine : « Choc … épuisée … se réveiller … l’endormir … perfusion … sédatif… » Alors, tout autour d’elle se mit à tourbillonner et une brume épaisse se propagea en elle. Elle sombra.

Les jours d’avant

Un prototype de voiture connectée, autonome et volante était développé dans le plus grand secret par un groupement français alliant entreprises automobiles, industriels de l’aéronautique et du spatial et start-up de l’Internet spécialisées en objets connectés, conception 3D avancée ou encore réalité virtuelle. La voiture connectée était le présent ; dans un futur proche, les voitures autonomes feraient partie du quotidien ; et nombreux étaient ceux qui travaillaient sur les véhicules volants. Il fallait donc aller vite et le projet avançait à un rythme soutenu. Les partenaires étaient sur le point de confirmer la capacité à se déplacer aussi bien en lévitation à moins d’1 mètre du sol – ce qui, permettrait, entre autres, de substantielles économies d’énergie grâce à la suppression des frottements issus du contact avec le bitume – qu’en vol, jusqu’à 10 mètres de hauteur (soit un immeuble de quatre étages environ), ce qui permettait d’imaginer à l’avenir trois voies de circulation verticales séparées d’environ 2 mètres les unes des autres (une mesure de sécurité drastique).

Cette hauteur maximale pourrait même être accrue par la suite ; en tout cas, la technologie qu’ils développaient le permettrait. Ce serait ensuite une question de législation et, surtout, d’acceptation par le public de cette rupture majeure dans la vie quotidienne. C’est d’ailleurs la capacité de lévitation à faible hauteur qui était considérée prioritaire : elle serait plus facilement et plus immédiatement commercialisable, répondant aux problématiques énergétique et écologique actuelles. Mais, avec l’accroissement d’une population mondiale toujours plus concentrée dans des mégalopoles surpeuplées, la circulation en vol était l’avenir, ils en étaient convaincus et ils seraient prêts. En marge du programme de développement, une équipe était dédiée au retrofit des voitures actuelles les plus récentes avec comme objectif de les équiper pour leur conférer les mêmes capacités de lévitation, voire de vol, et permettre avec ce débouché supplémentaire un essor bien plus rapide de cette technologie lors de sa mise sur le marché.

Différents prototypes avaient vu le jour dans un centre dédié au projet, situé en proche banlieue parisienne. Plusieurs essais y avaient été menés, ainsi qu’aux quatre coins du globe, dans les usines des entreprises partenaires, pour tester la technologie dans toutes les conditions climatiques existantes et sur tous types de terrains. Tout cela, à l’abri des regards : le secret était une donnée essentielle pour concurrencer, notamment, les géants américains travaillant également sur ces sujets et se prémunir de tout espionnage industriel. En cas de succès, ce projet d’ampleur doterait la France d’une avance technologique significative et d’un avantage concurrentiel conséquent pendant des années, voire des décennies.

Il fallait désormais enclencher la vitesse supérieure et passer aux essais en conditions réelles, notamment en milieu urbain et à des vitesses et hauteurs bien supérieures à celles testées lors des expériences menées jusque-là. Ce premier test, particulièrement risqué, avait été préparé depuis des mois. De manière préventive, le prototype avait été recouvert de peinture invisible, mais c’est l’équipage qui déterminerait le succès, en toute discrétion, de l’opération. Comme conductrice avait été choisie une ingénieure aéronautique talentueuse, qui avait participé au projet depuis son origine et disposait d’un brevet de pilote. Un technicien chevronné l’accompagnerait dans cette mission pour contrôler les capteurs mécaniques et intervenir en cas de défaillance. Joséphine était aux anges quand on lui avait apprit qu’elle serait au volant, pour la première fois dans des milieux civils, d’un prototype de voiture volante.

Le jour J

Le grand jour vint, « C’est aujourd’hui » se dit Joséphine, qui ne pouvait pas ignorer son angoisse : ventre noué, gorge serrée, respiration difficile, jambes flageolantes… Elle se sentait comme une pionnière, tel le cosmonaute se préparant à décoller dans une fusée n’ayant jamais auparavant quitté la Terre pour l’espace, ou bien ces pilotes d’essais, d’avions ou d’hélicoptères, comme le premier à dépasser le mur du son aux commandes du Concorde ou celui qui manœuvra le plus gros avion de ligne au monde, l’Airbus A380 lors de son vol d’essais inaugural… Elle se demanda si, eux aussi avant elle, avaient ressenti l’appréhension de ne pas savoir réagir à un imprévu, la peur d’échouer, l’inquiétude de ne pas être à la hauteur. Malgré tout, Joséphine disposait des ressources nécessaires pour surmonter ses doutes ; de plus elle trouvait du réconfort dans son partenaire : elle faisait équipe avec Jacques, qu’elle appréciait et surtout, dont elle trouvait la présence apaisante. C’était un quinquagénaire convivial et passionné, doté d’une large et solide expérience : son expertise allait de la mécanique automobile à l’ingénierie aéronautique.

L’enjeu de ce premier test en milieu urbain était la captation de données essentielles à l’amélioration des plans et prototypes mais la discrétion était tout aussi capitale pour la réussite du projet. Aussi cruciale soit-elle, leur mission était finalement très simple : il s’agissait pour eux de suivre un parcours prédéfini, de ruelles en boulevards, de ronds-points en rocades, de ponts en carrefours… Bref, se mêler au trafic urbain comme une voiture lambda sauf qu’elle roulerait en lévitation à 50 centimètres du sol. Ensuite, ils emprunteraient une autoroute qui les conduirait au cœur d’une des plus hautes forêts du pays, dans une région faiblement peuplée et peu fréquentée, où ils pourraient tester le véhicule à des vitesses et hauteurs jamais atteintes auparavant – jusqu’à 130 km/h et 8,5 mètres espéraient-ils.

Durant la première partie du parcours, ils commencèrent à se détendre, sans pour autant relâcher leur vigilance : la voiture se comportait comme attendu et la lévitation du véhicule à seulement 50 centimètres du sol passait totalement inaperçue. Lorsqu’ils quittèrent la ville pour s’engager sur la rocade, une légère tension mêlée d’excitation se fit sentir : il n’était plus question ici de se limiter à 30 ou 50 km/h, mais de tester le véhicule sur des vitesses atteignant de 70 à 90 km/h. Jacques était impatient de voir ce que le véhicule volant avait dans le ventre en termes de puissance et de consommation ; Joséphine, elle, s’interrogeait sur l’aérodynamique et le confort passager du prototype. Les capteurs, qui leur remontaient toutes ces informations et bien d’autres, indiquaient sans aucun doute possible que les performances étaient au rendez-vous. Ils se sourirent, mais brièvement, car tous deux savaient qu’après l’expérimentation d’une vitesse encore plus grande sur l’autoroute, jusqu’à 130 km/h, le test ultime les attendait. Dans la forêt, ils prendraient enfin de la hauteur… et même beaucoup de hauteur si tout se déroulait comme prévu. Bientôt ils voleraient !

Ils n’atteignirent jamais l’autoroute, pris dans un accident terrible sur le pont menant aux voies rapides. C’était un énorme carambolage impliquant des dizaines et des dizaines de camions, voitures, motos ; et, en l’absence de signalisation en amont du sinistre, les véhicules continuaient à s’encastrer violemment les uns dans les autres. L’instinct de survie prenant le dessus face à cette situation de danger immédiat, c’est sans réfléchir que Joséphine agit, mettant les gaz et montant en flèche. Elle évita de peu le carambolage avant de réaliser que, sous l’effet de l’adrénaline, elle avait atteint 10 mètres de hauteur en moins de 3 secondes… et sans appliquer les consignes de sécurité imposant des paliers d’ascension. Ceux-ci étaient prévus chaque 3 mètres pour assurer la sécurité et le confort des passagers, ainsi que pour ménager l’électronique et les propulseurs du véhicule. Mais elle n’avait eu d’autre choix qu’agir instantanément pour esquiver ainsi l’accident : Jacques et elle auraient pu être blessés – quoi que sans gravité grâce au champ magnétique présent tout autour de la voiture pour amortir les chocs –, le prototype aurait probablement été endommagé, et surtout la confidentialité du projet aurait été mise en péril sur un accident d’une telle ampleur : on pouvait s’attendre à nombre de constats et de rapports des autorités, puis surtout viendraient en masse des journalistes…

Alors qu’elle se dirigeait vers le plus proche point de repli et amorçait sa descente en douceur, palier par palier, elle s’évanouit quelques secondes, laissant la voiture sans pilote, en pleine descente et en prise avec le vent. Revenant à elle, Joséphine reprit le contrôle du véhicule juste avant que les roues ne touchent le sol. Se tournant vers un Jacques blême, elle s’enquit d’abord de sa santé – il allait bien, dit-il – puis lui demanda un rapport sur l’état du prototype : non seulement les voyants étaient au vert mais, grâce à sa montée en pic à 10 mètres, ils avaient capté bien plus de données qu’initialement prévu ! C’est sans vol ni lévitation et sans avoir pris la mesure du contrecoup qui les attendait après un tel stress traumatique, qu’ils revinrent, les pneus sur la terre ferme, au centre de recherche et d’essais. L’ensemble de l’équipe les attendait et ils furent longuement applaudis à leur arrivée. Toutes les données captées avaient été transmises en temps réel et analysées au centre, et les résultats étaient indéniablement excellents.

Un homme vêtu d’un costume se précipita vers eux alors qu’ils sortaient de la voiture. Gérard Prévaut, le patron du centre, leur serra vigoureusement la main. Puis, alors qu’il faisait signe à une hôtesse d’accueil de leur amener des coupes de champagne pour célébrer ce beau succès, Jacques se figea tout-à-coup, portant la main à son cœur, et s’écroula. Joséphine n’eut nul besoin d’un diagnostic : dès qu’elle le vit tomber à terre, elle sut avec certitude qu’il était mort. Instantanément, elle s’écroula aussi, intérieurement, car elle savait ce que la montée de 10 mètres avait pu faire subir à son collègue au cœur fragile. Elle-même, de 20 ans sa cadette, avait tout de même perdu connaissance. Avec ironie, elle pensa que le patron verrait dans l’autopsie de Jacques une source de données supplémentaires. Mais elle s’égarait, là, car c’était elle la seule responsable. Elle avait pris la vie d’un homme… un mari, un fils, un frère… et surtout un père et jeune grand-père… son collègue et ami… elle l’avait tué. Leur mission était, certes, remplie, mais à quel prix ! Une vie volée, fardeau qu’elle porterait à jamais. Le prix d’une vie, qui n’a pas de prix.

Fin

 

Le Prix 2016 Mode d’Emploi

Sélectionnez parmi les 17 nouvelles de la catégorie Adultes du Concours organisé par les Rencontres Aéronautiques et Spatiales de Gimont, les 5 meilleures selon vous.

Le thème :
– « Elle reprit le contrôle juste avant que les roues ne touchent le sol. Leur mission était, certes, remplie. Mais à quel prix ! »

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Palmarès :
– Il sera rendu public le 1er octobre 2016 à Gimont (Gers) à l’occasion de la 12ème édition des Rencontres Aéronautiques et Spatiales de Gimont (30 septembre – 2 octobre 2016).

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