Elle reprit le contrôle juste avant que les roues ne touchent le sol. Leur mission était, certes, remplie. Mais à quel prix !
Lilya descendit de son avion et eut un pincement au cœur en constatant son état, grêlé d’impacts, semblables à des champignons de métal éclatés. Plus tranchants encore qu’une lame de rasoir. En plusieurs endroits, les balles de mitrailleuses avaient perforé son appareil. La verrière n’était plus qu’un archipel de tesson dont la cohésion tenait du miracle.
Emmitouflée dans sa veste d’aviatrice et coiffée de son casque de cuir fourré de laine, ses lunettes de pilote remontées sur son front, elle promena son regard sur les rescapées. En tant que chef d’escadrille, Lilya portait la responsabilité de chaque vie sauvée mais aussi des pertes, inévitables, mais qui secretement et jour après jour, la minaient. Sur les douze Polikarpov, quatre seulement regagnaient la base sains et saufs. Un miracle en soi. Les chasseurs aussi venaient de payer un lourd tribut et alors que Lilya vacillait presque, abrutie de fatigue, en accueillant ses camarades, elle se remémora le combat joué aux petites heures du jour.
Les fantassins, terrés dans leurs tranchées gelées, tremblants de peur et de froid, leur mosin-nagant contre leur poitrine, avaient donné l’alerte les premiers.
Sitôt l’appel-radio relayé jusqu’à l’aérodrome, les pilotes de chasse s’étaient précipités sur leur Yak-1. Poussant leur moteur Klimov, elles avaient décollé les unes après les autres. Une douzaine de pilotes, jeunes, intrépides, bouillantes au moment d’assouvir leur vengeance froide. Plus audacieuses encore que leurs homologues masculins, elles rivalisaient, commandes en main, avec leurs détracteurs et réalisaient des prouesses au combat.
Bientôt Lilya aperçut les indices de la tragédie. Des incendies épars et réduits au sol, les fumées des tirs de DCA moutonnantes avant de s’évanouir et des points minuscules qui se précipitaient à la rencontre des pilotes soviétiques.
Les Polikarpov-Po2, des anomalies alors que la guerre aérienne faisait rage et que les deux camps s’efforçaient de concevoir les chasseurs les plus performants. Lancés à pleine puissance, à peine 150 km/h, ils cherchaient à fuir un combat perdu d’avance. La tâche de l’escadrille de Lilya était ardue, difficile souvent mais les missions menées par les « sorcières de la nuit » à bord de ces avions quasi-obsolète relevaient de la folie pure.
Plusieurs fois par nuit, elles approchaient des lignes allemandes en rase-motte puis prenaient de l’altitude à l’approche des aérodromes ennemis avant de couper les moteurs pour fondre en piqué et larguer les bombes. Le bruit strident de l’avion et de son moteur remis soudainement en route vrillait les nerfs des troupes nazies, épuisait des soldats en manque de sommeil, l’atteignait au moral.
Souvent un appareil servait de leurre pour les faisceaux lumineux de la DCA puis se voyait relayé par un autre. Cette fois-ci, la mission tournait à la catastrophe. Une des pilotes, prise dans le halo lumineux de la Flak et désorienté, essuya une salve des canons antiaériens. Au premier choc, l’appareil fit un bond, presque un saut de cabri, cracha une fumée noirâtre et des flammes sporadiques puis s’abattit comme une masse pour venir s’écraser au sol.
Les autres, pourchassés par un Messerschmitt Bf-109, se trouvaient dans une situation guère enviable. Le chasseur volait presque au pas, à la limite du décrochage pour suivre les bombardiers soviétiques. Ceux-ci n’étaient que des fétus de paille, plus vulnérables que des mouches engluées dans de la mélasse. Leur cockpit à ciel ouvert et la structure de toile et de bois ne leur laissait aucune chance face aux obus de 20 mm et aux mitrailleuses, alors, en desespoir de cause, ils volaient au ras du sol en serpentant.
Le Messerschmitt monta en chandelle, vira sur l’aile puis fondit en piqué sur les « sorcières de la nuit ». Ce ne fut pas même une passe d’arme. On ne se permettait plus que rarement la chevalerie des pionniers-duellistes de la Grande Guerre, et ce à plus forte raison sur le front de l’Est. Le pilote manoeuvra à la perfection, deux courtes salves de mitrailleuse puis il prit un large virage, échappa sans peine aux tirs mal assurés des Yak-1 de Lilya et partit se dérober à la vue de ses adversaires dans le brouillard des nuages. Deux appareils de plus à son tableau de chasse, une broutille tant l’affaire avait été rondement mené. Peut-être même ne les revendiquerait-il pas. Un des Polikarpov parvint à se poser en catastrophe sur le ventre. Heureusement pour le pilote à l’intérieur des lignes soviétiques. L’autre fit des tonneaux involontaires et se fracassa au sol. Quatre « sorcières de la nuit » rentraient saines et sauves à la base, presque incrédules de leur survie. Le cœur de Lilya se déchirait à la pensée des sept autres.
La chef d’escadrille allait ordonner le retour à la base quand l’avion de son ailière de droite décrocha et s’abattit en flamme. Instinctivement Lilya releva le regard. Des nuages émergeaient des appareils ennemis, des Fw-190 et des Bf-109, minuscules points noirs piquant sur la formation soviétique et crachant des virgules lumineuses. Lilya donna l’ordre d’engager les avions ennemis et de veilleur sur ses ailières. Sans hausser le ton, maîtresse d’elle même, donnant l’exemple de sang-froid aux autres pilotes.
Les une après les autres, elles virèrent pour se dégager et se mettre en position d’attaque.
D’en bas, du point de vue des fantassins et des « rampants », le duel d’aviation était un spectacle d’arabesques. Le biais par lequel les « moujiks », formant le gros de la troupe, s’évadaient en pensées, la tête dans les nuages. Pour quelques instants, ils oubliaient les tranchées gelées, la boue, le froid, les rats, la faim, les combats et la mort. Pour la plupart d’entre eux, l’avion restait une incongruité, une anomalie. Sans doute aussi une arme réservée à une élite, à ce qui aurait été considéré en d’autres temps et d’autres lieux comme une aristocratie.
Pour les pilotes, le combat aérien mettait à rude épreuve les sens. Un orage d’acier et de feu permanent. Une maitrîse de soi et de son appareil parfaite pour éviter le tir ennemi et les collisions. L’accrochage, souvent bref mais intense, laissait les jeunes femmes épuisées.
Lilya manoeuvrait dans un espace restreint. Un ballet gracieux pour les terriens, un infernal capharnaüm pour ses acteurs. Le ciel se zébrait de balles traçantes. Des gerbes semblables à des épines de porc-épic et qui s’enfonçaient dans les carlingues. Partout des explosions, des bris en suspension l’espace d’un instant. Partout la mort.
La chef d’escadrille parvint, à grand renfort d’agilité, à prendre un appareil ennemi en chasse. Elle s’en approcha au plus près, lâcha une rafale de mitrailleuse, decapuchonna du pouce la commande du canon et tira une salve de deux obus. La queue se disloqua, la verrière s’envola et l’avion perdit brutalement de la vitesse. Lilya le vit passer sous elle puis il s’abattit comme une pierre, en flamme.
Elle s’en désintéressa immédiatemment et vira pour accrocher un BF-109. Elle l’attaqua de flanc et tira au canon. Le hurlement régulier et métallique d’une machine à coudre meurtrière. Les obus manquèrent de peu leur cible. Elle s’obstina et alors qu’elle le tenait dans son viseur, à une excellente portée de tir, Lilya fut sonnée. La chef d’escadrille venait d’être touchée à son tour. Un coup direct sur le dos de son appareil.
Alors qu’elle se remettait de ce qui lui parût être un coup de poing brutal au bas de la nuque, Lilya eut l’impression désagréable de se retrouver dans un cercueil de métal sur lequel on martelait à la masse. Une grêle de balles frappait le chasseur. Un feu suffisamment nourri pour disloquer l’appareil de la jeune femme.
D’un tonneau audacieux et quelque peu aléatoire, la chef d’escadrille parvint à desserer l’étau. L’appareil qui la talonnait de près fut abattu quelques instants plus tard par une de ses ailières.
Soudain, ce fut la fin. Les pilotes nazis rompirent le combat et se replièrent. Ils disparurent presque mystérieusement, avec une brutalité identique à celle des combats.
Lilya, soupçonneuse d’une ruse d’apache, n’ordonna pas immédiatemment le retour à la base. Elles patientèrent quelques minutes, peu désireuses d’être prises de nouveau dans une embuscade. Rassurée, la chef d’escadrille ordonna le repli vers leurs pénates. Bientôt, les pilotes aperçurent le champ de patates qui leur servait de piste d’atterissage. Déjà les mécaniciens s’affairaient sur les Polikarpov. Dans quelques minutes, ils auraient encore plus à faire avec les Yak-1, fortement malmenés par les aviateurs allemands. Cette fois- ci encore, peu d’appareils de l’escadrille rentraient indemnes au bercail. Celui de Lilya au premier chef. Bientôt, les pilotes pourraient choisir le luxe de choisir leur monture. Les aviateurs devenaient dans chaque camp une denrée rare tandis que les usines crachaient quotidiennement des dizaines d’appareils. Les hommes ou les femmes avec un brevet et quelques aptitudes au vol disparaitraient bientôt à se massacrer ainsi.
Lilya, les jambes flageolantes, débriefait ses aviatrices à brûle-pourpoint, au pied de leurs appareils.
Soudain, on poussa un cri en la pointant du doigt. L’écho se propagea à travers les pilotes et autres personnels rampants. On fit rapidement cercle autour d’elle. Juste sous sa clavicule et au dessus de sa poitrine était fiché un morceau de métal. Ténu certes mais de la blessure s’écoulait un filet de sang. Fin lui aussi, le cours d’un ruisseau mais qui imprégnait peu à peu la veste d’une flaque de sang.
Elle s’écroula au sol.
Fin
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Les femmes aux commandes !
mes chers amis du site Aéro- buzz, je me permets de vous faire part de mon émotion,
concernant ses femmes pilotes Russes qui se sont battues avec un courage exemplaire pour défendre leur grand pays , contre le nazisme, dont j'ai lu leurs histoire.il ne faut jamais oublier que nos amis Russes se sont battus contre 7 divisions
de S/S. le peuple Russe à aussi payé un lourd tribut de cette sale guerre!!!!