Ce n’était pas la première fois, et pourtant une sorte d’inquiétude vague se tenait tapie au fond de son cerveau et envoyait parfois une bulle crever à la surface de sa conscience. Robine relut en esprit la check-list soigneusement pointée avant le décollage, quelques minutes plus tôt. Non, elle n’avait rien oublié… Sans doute était-ce le soir tombant qui envoyait ses ombres jusque dans sa tête : les instruments de bord étaient au beau fixe, et elle avait été contente de partir avec Robert, son assistant préféré. Outre ses compétences en matière de soins, Bob avait du sang navajo et parlait la langue. Avec la vieille dame, c’était précieux. On disait qu’elle avait passé 120 ans, et que cette « mère » de la nation navajo n’avait jamais été scolarisée dans le système éducatif américain. Pour les 175.000 Navajos qui vivaient sur la réserve, elle était dépositaire de l’histoire de leur peuple. Yiska Tsosie, son père, avait survécu à la Longue Marche de 1863 et à ses terribles conséquences. Il avait fait de sa fille unique la mémoire du DinehDineh : nom navajo désignant le peuple navajo.…
Il n’y avait plus beaucoup de hataaliHataali : homme-médecine navajo dans la réserve, et celle-ci était très étendue, avec peu de chemins carrossables. L’hôpital de Chinle avait été impuissant à soulager Haseya Tsosie. Sa famille du clan des Aigles s’était mobilisée sur cinq générations pour financer régulièrement le voyage du « docteur volant » et de sa seringue magique. Le vol entre Las Vegas et le Canyon de Chelly, où résidait Madame Tsosie, durait 25 minutes. C’était trois fois moins de temps qu’il en fallait à un médecin de l’hôpital de Chinle pour rejoindre le petit canyon en Jeep. Au moyen d’une échelle de corde, on descendait à mi-chemin entre le haut de la falaise et le fond du canyon. Ainsi, on pouvait atteindre le hoganHogan : habitation traditionnelle navajo, de forme octogonale, orientée vers le soleil levant construit dans une ouverture de la paroi. A supposer que le médecin eût eu le temps de le faire, avec ses horaires déjà surchargés. Et qu’il eût disposé de la dose nécessaire de Geriacalmin®, un protocole expérimental élaboré pour soulager les douleurs de fin de vie des personnes du très grand âge.
Le jeune homme à côté de Robine était silencieux. Il avait dû repousser le projet d’une soirée en tête à tête avec une de ses conquêtes. Cela ne l’avait heureusement pas empêché d’être efficace, tout à l’heure. Elle aperçut le mince fil vert foncé de la rivière Colorado serpentant entre les falaises du Grand-Canyon. Et les ombres qui l’obsédaient se matérialisèrent soudain sous forme d’une masse nuageuse noire en face du petit avion. Elle semblait avancer rapidement. Robine regarda l’infirmier : sa mâchoire crispée lui permit de comprendre qu’il avait repéré lui aussi le front orageux. Il desserra les dents :
– Tu crois qu’on va passer le Grand-Canyon avant cette purée ?
– J’espère bien ! J’ai l’intention de vivre aussi longtemps qu’Haseya, et dans le meilleur état possible, figure-toi !
Vœu pieux. De seconde en seconde, de mile en mile, la masse nuageuse s’élargissait, s’épaississait, se faisait de plus en plus menaçante. Le risque de dangereux courants d’air au moment de la traversée du Grand-Canyon augmentait de façon exponentielle. Il y avait maintenant toutes les chances pour que Robine doive affronter le monstre atmosphérique à très court terme. Elle revérifia les cadrans : en tout cas, l’avion se portait bien, lui.
– Bob, accroche-toi, mon petit vieux. Si tu veux dîner tout à l’heure en face de ta copine, tu as intérêt à prier tous les saints du paradis que le fichu CoyoteLe Coyote est le nom d’une divinité navajo maléfique, qui se manifeste par les attitudes humaines agressives à l’égard des Navajos, en encore par des accidents ou catastrophes naturelles. Ces manifestations rompent l’harmonie, qui est un concept fondateur de la culture et la spiritualité navajo ne nous bouffe pas tout crus !
– Quel syncrétisme, Robine, je ne sais pas comment tu fais … Oh, la vache !
– Non, pas la vache, le Coyote, Bob !
– Mais tu ne vois pas comment ça secoue ! Mamma mia, on ne va pas s’en sortir…
Plaisanter était pour Robine une façon de ne pas céder à la panique. L’appareil était maintenant sérieusement secoué, pris dans des turbulences dont l’amplitude s’aggravait. L’inquiétude de son pilote s’amplifiait en proportion. Il était temps d’informer la tour de contrôle de Vegas. Les gars là-bas ne pourraient certes rien faire, mais au moins les secours seraient en alerte.
Un autre sujet d’angoisse était l’absence de pluie : un orage sec c’était, en cas de crash, le démarrage assuré d’un incendie, qui pouvait tourner rapidement en catastrophe écologique si la pluie ne participait pas à l’éteindre. « Je suis complètement folle, pensa Robine, je me préoccupe de protéger la forêt, j’oublie juste que ça implique à coup sûr ma disparition… »
Une seconde plus tard, comme aspiré, l’avion plongeait. Les falaises du Grand-Canyon se rapprochèrent, et Robine tenta de maintenir le manche dans la bonne position. En vain. La descente continuait à coups de grands hoquets de l’appareil. Robert avait les yeux fermés, l’estomac collé au menton et les mains arrimées à son siège, tout son corps tendu dans l’attente du choc.
Le médecin, la pilote et l’environnementaliste farouche débattaient dans la conscience de Robine. Comment limiter les dégâts ? Une solution intéressante : éviter l’incendie en tentant un atterrissage d’urgence au fond humide du Grand-Canyon. En revanche, l’écologie fragile de la rivière et de ses berges mettraient du temps à s’en remettre. Leurs chances de survie ? Identiques à celles d’un atterrissage de fortune en haut du plateau. Faibles, très faibles. Mais aurait-elle le choix ?
Dans tous les cas, il fallait dégazer le kérosène au plus vite. Robine eut un haut-le-cœur qui n’avait rien à voir avec les turbulences et actionna la manette. Le sol du plateau se rapprochait à toute vitesse, pas le temps pour des états d’âme. Moteurs coupés, l’avion tanguait et cahotait, se cabrait puis piquait à nouveau du nez.
Un son aigu s’ajouta aux fracas de l’appareil : Robert hurlait. Robine n’en était pas loin. Elle redressa l’appareil, sortie les roues et enclencha les volets, se préparant à le poser. « Un bien joli mot pour décrire le crash terminal qu’on va se prendre », pensa-t-elle. « Et du coup, que va devenir mon chat ? »
Après le choc, la série de zigzags luminescents qui fendaient le ciel permirent à Robine de constater que l’appareil reposait au bord de la rive nord du Grand-Canyon. Du bon côté, donc. Mais tout au bord : la portière de l’infirmier et ce qui restait de l’aile droite de l’avion surplombaient les 2200 mètres de gouffre.
Elle fit le point : Bob ? Très pâle, il respirait. L’avion ? Radio hors service, ailes déchiquetées, plus de train d’atterrissage. Pas d’incendie non plus. Comme par miracle, une pluie battante s’était déclenchée. Et de toute façon, il n’y avait plus une goutte de carburant. Robine avait vidé le réservoir, et copieusement pollué la forêt et la rivière…
Elle était heureuse d’être encore en vie. De savoir que son chat ne mourrait pas de faim dans son appartement déserté. De constater que Robert reprenait des couleurs. De voir que la fréquence et l’intensité des éclairs diminuaient, que la nuée noire s’éclaircissait. D’avoir pu aider Madame Tsosie dans ses derniers jours. Mais elle avait un goût amer dans la bouche : le Coyote s’en était donné à cœur joie. Le Grand-Canyon, trésor biologique, venait de subir un grand dommage.
Le calme revenait dans ses artères. On n’entendait plus que la pluie tambouriner sur la carlingue. Robine regarda sa montre : 18h23, seulement dix-huit minutes s’étaient écoulées depuis le décollage de Chinle. Robert émergea :
– Tu crois que les secours vont arriver à temps pour que je puisse quand même diner avec Deliah, ce soir ?
Fin
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Le thème :
– « Elle reprit le contrôle juste avant que les roues ne touchent le sol. Leur mission était, certes, remplie. Mais à quel prix ! »
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Palmarès :
– Il sera rendu public le 1er octobre 2016 à Gimont (Gers) à l’occasion de la 12ème édition des Rencontres Aéronautiques et Spatiales de Gimont (30 septembre – 2 octobre 2016).
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