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Débat et opinion

Boeing, dans l’angle mort de la crise

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Louis Kulicka

Boeing cherche à résoudre un problème technique afin de pouvoir remettre en vol la flotte mondiale de 737MAX. Pour Louis Kulicka, les racines de la crise que doit gérer actuellement le constructeur américain sont avant tout financières. Sa démonstration…

Depuis bientôt 9 mois que le Boeing 737 Max est cloué au sol, l’ensemble des médias, spécialisés ou non, a rendu compte au grand public des éléments constitutifs d’une crise durable, et qui ne va pas s’arrêter de suite. Nul n’ignore plus rien de ce logiciel (le MCAS) installé à l’insu des pilotes sur le dernier-né de la firme Boeing, et dont le déclenchement intempestif a probablement provoqué ou contribué à provoquer la mort de 346 personnes lors de 2 crashs successifs (vol Lion air du 29 octobre 2018, et vol Ethiopian Airlines du 10 mars 2019). Chacun a plus ou moins compris que Boeing, face à l’Airbus 320NEO, avait choisi de faire du neuf avec du vieux, avec le résultat dramatique que l’on connaît, au lieu de sortir de la planche à dessin un nouvel avion moyennant un surcoût approximatif d’une dizaine de milliards de dollars.

Après une campagne intense de communication en vue de faire pression sur les marchés et sur le régulateur, Boeing a finalement dû se rendre à la réalité, à savoir que la re-certification de son avion n’était pas éminente, et qu’il était nécessaire d’arrêter temporairement sa chaîne de montage des Boeing 737 Max, alors que près de 800 d’entre eux sont stockés dans l’attente d’un « feu vert » qui va se faire encore attendre de longs mois.

Le cours de la Bourse à tout prix

Le graphique ci-dessous résume parfaitement la politique de Boeing ces dernières années.

Evolution du cours de l’action Boeing depuis 2013

Source : investors boeing.com

En termes de rentabilité pour l’investisseur (dividende / cours de l’action), on est face à un investissement procurant des rendements plus que corrects, oscillant entre 5 et 6% en moyenne sur la période en ces temps de taux d’intérêt négatifs. Mais si on prend en compte la plus-value réalisée par l’actionnaire qui a investi en 2014, c’est le « jackpot » : le cours de l’action a presque été multiplié par 2,8 en 5 ans (de 2014 à 2019) ! Autrement dit, la valeur de l’action a augmenté de pas loin de 23% pendant 5 ans chaque année. 23% (plus-value) + 5 % (dividende) = 28% en moyenne de rendement chaque année : on est pas loin de la pêche miraculeuse…

Pour distribuer des dividendes, il faut réaliser des profits, de l’ordre de 10 milliards de bénéfice en 2018 pour 100 milliards de chiffre d’affaires. Mais pour que l’action augmente autant, ce niveau de profit ne suffit pas.

Le rachat des actions : tout pour l’actionnaire

 

Une autre façon de faire monter le cours de l’action, c’est le rachat par l’entreprise de ses propres actions. Le total des actions en bourse représente la valeur de marché de l’entreprise à un moment donné. Si on diminue le nombre d’actions, chaque action va représenter une part plus importante de l’entreprise, et son cours en bourse va augmenter.

C’est ce qu’a fait Boeing ces dernières années :

Source : investors boeing.com

Boeing a donc racheté, depuis 2013 pour presque 41 milliards de dollars d’actions sur le marché. Le total distribué aux actionnaires sur la période s’établit donc à près de 57 milliards de dollars en 6 années.

Cette distribution de richesse aux actionnaires s’est faite de façon disproportionnée par rapport à la richesse créée par Boeing chaque année.

Source : investors boeing.com

En tout, Boeing a créé 39 milliards de richesse sur la période, et en a redistribué 57. Autrement dit, Boeing s’est appauvri. La principale conséquence, c’est que son niveau de trésorerie disponible a drastiquement diminué sur la même période :

Source : investors boeing.com

« La Cigale ayant chanté tout l’été, se trouva fort dépourvue quand la bise fut venue »

Et maintenant il se passe quoi ? Comme l’illustre le tableau ci-dessous, la livraison des avions commerciaux s’est effondrée en 2019 : une chute de presque 54 % par rapport à 2018. Dans les comptes de Boeing au 30 septembre 2019 (Boeing Reports Third Quarter Results), le chiffre d’affaires des avions commerciaux a chuté de 40% par rapport à 2018, le chiffres d’affaires desdits avions commerciaux représentant 60% du total du chiffre d’affaires pour cette même année.

Boeing : Livraisons d’avions commerciaux (décembre 2019 : prévision)

Source : investors boeing.com

La politique menée par Boeing ces dernières années était basée sur un carnet de commandes « rempli à ras bord » gage de profits futurs, et sur lequel Boeing a peut-être tiré des traites inconsidérées. Les fournisseurs ont été mis à contribution du « tout pour l’actionnaire » : alors que le chiffre d’affaires entre 2013 et 2018 n’a augmenté que de 17 %, les dettes fournisseurs elles ont augmenté 36% ! Autrement dits, les fournisseurs ont dû se montrer plus patients pour être payés.

Les clients (compagnies aériennes) ont été eux aussi priés de passer à la caisse : les acomptes qu’ils versent à l’avionneur alors que l’avion n’est pas encore livré sont passés de 20 milliards dans le bilan de 2013 à 51 milliards de dollars en 2018 dans les comptes de Boeing, soit une augmentation incroyable de 150%. Sauf que la promesse de chiffre d’affaires n’est pas du chiffre d’affaires, et qu’entre-temps la crise du 737 Max est passée par là, exposant Boeing à une crise de liquidités. Comment investir dans un nouvel avion (entre 10 et 15 milliards de dollars), comment doter un modèle existant d’une aile en composites pour gagner du poids (investissement autour de 2-3 milliards de dollars) quand les caisses seront vides ?

Mais au fait, s’agit-il d’un accident ? Ce point de vue financier sur Boeing montre que l’entreprise a changé délibérément de paradigme. Elle a préféré favoriser le cours de l’action en se délestant de ses liquidités, au détriment de sa capacité à faire face à un aléa, et plus prosaïquement de sa capacité à investir dans un nouvel avion plus sûr. C’est la capacité de rebondir de Boeing après la crise, et de dessiner son avenir qui sont en cause. En attendant, Boeing a mis en place le 30 septembre dernier une nouvelle structure relative à la sécurité, et tendant à faire remonter les questions qui s’y réfèrent au plus haut niveau de l’organisation : acceptons-en l’augure.

Louis Kulicka

 

 

 

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Louis Kulicka

Il a commencé sa carrière aéronautique comme vélivole. Depuis une vingtaine d'années, il est aéromodéliste : il conçoit ses propres planeurs ensuite construits en matériaux composites. Ayant une formation en gestion finance, il réalise pour Aérobuzz des chroniques financières sur les constructeurs aéronautiques.

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  • C'est aussi un problème de temps, combien d'années de développement et d'essais avant d'avoir le concurrent tout neuf contre l'A320Neo? C'était quasiment abandonner un segment du marché. Ils ont mis trop de temps avant de décider d'un nouveau développement inéluctable. Entre temps et argent, c'est le problème de la poule et de l'oeuf

    • Et oui, la pente sera très raide à remonter, car le mal est très profond. On a déjà entendu parler par ci et par là de démantèlement de Boeing pour éviter que les divisions "saines", c'est à dire l'espace, la défense et les services ne soient contaminées par les mécomptes désastreux de la division "avions commerciaux". Avec un des fournisseurs principaux qui licencie 2800 employés, la chaine de montage ne sera pas facile à redémarrer. Le certificateur sera plus dur à convaincre pour la remise en vol, la confiance des compagnies aériennes est durablement altérée, la note de la qualité de la dette de Boeing auprès des banque a été abaissée alors que Boeing va devoir lourdement s'endetter etc... Les défis sont immenses. Courant mars, la publication des comptes 2019 nous donnera une idée précise du désastre d'un point de vue financier.

  • Vous remarquerez que l'on ne donne plus de calendrier pour le retour en vol de cet avion …. et pour info, tous ces avions stockés sans voler s'abîment (poussière au Moyen-Orient, humidité, voire corrosion, pneus qui s'ovalisent et qui seront de ce fait à jeter, liquides hydrauliques à l'intérieur des tuyauteries qui attaquent les joints…) Toutes proportions gardées, c'est comme si vous laissiez votre voiture quatre ans dans le verger en Normandie…. bon courage.

  • C'est une crise technique qui a plus de 40 ans d'arriérés pour les industriels de l'aéronautique et qui se traduit par des soucis matériaux et de mécanique de la rupture. Cette crise a ses origines qui remontent à plus d'un siècle chez les savants donc ce n'est pas quelque chose de conjectural. C'est trop long à décortiquer ici mais c'est déjà dans les mains de qui de droit.
    Ils sont cuits chez Boeing, leur seul avenir est de sécuriser des anciennes recettes et d'éviter toute initiative malheureuse car ils évoluent désormais en terrain totalement miné. Après, il existe d'autres solutions novatrices pour le déplacement aérien qui n'ont rien à voir avec ce qui se fait actuellement mais c'est une toute autre histoire.

    • Bonjour, le raisonnement tient sans compter l'ensemble des activités de Boeing, MCO, militaires etc... qui dilluent (un peu) l'impact mais il me semble que le plus important se situe dans le retard pris pour développer une nouvelle cellule qui met en jeu l'écosystème amont et donc des temps de développement incompressibles. Le moteur reste dispo...
      On ne tombe cependant pas de la dernière pluie à Seattle, les savoirs faires et moyens de production sont disponibles, maitrisées, y compris composites (Cf. le 787).
      Derrière toute crise sommeille une opportunité !
      Je me méfie du catastrophisme, de la résignation au bar du commerce... c'est parfois à l'occasion d'une crise (electrochoc) qu'on peut faire passer ce qu'un système considérait comme inaceptable : les évolutions techonologiques, managériales ou de modèle économique que le corps des managers "conservateurs", financiers compris avaient peut-être repoussés.
      -"L'assurance du leader se transforme en arrogance... ce qui fait la chance du second", X. Fontanet.
      Certes le coût est énorme mais une fois encore, l'importance / la place de ce constructeur est tellement stratégique. J'imagine difficilement qu'on (l'état, les parties prenantes...) laisse la situation hors de contrôle.
      Pendant qu'on commente abondamment, les équipes bossent...
      My 2 cents.

  • Oui mais enfin la decision ingéneuriale (guidée aussi, en cette époque de 2012, par les containtes financières de satisfaction de l'actionnaire) de faire du neuf avec du vieux en réponse à l'A320 néo, date des années 2012, 2013.
    Ne confondons nous pas ici la cause et l'effet? En tout cas les dates imposent la réflexion (le point d'inflexion du rachat d'actions est entre 2016 et 2017, c'est donc un effet et pas une cause, à priori à moins de croire à la machine à remonter le temps).
    Pourquoi ne pas imaginer qu'en 2013 et par la suite les financiers de B. aient senti qu'il fallait vite fait reprendre le controle de l'investissement en recherche et développement avant que les ennuis commencent, et donc racheter les actions pour avoir les mains plus libres! Mais que ce qui devait arriver arriva, patatra la faute technique, et carrément institutionnelle (FAA) , de la certification du 737 Max, se transforma en 300 morts. Moi j'attend l'avis d'un insider financier ou mieux ingénieur-financier par exemple de chez AIrbus, à défaut de Boeing, qui doit bien avoir compris le scenario pour nous expliquer ... Mais cette clarifition evidemment ne viendra jamais. En attendant il y a une justice, car si ce que j'avance est vrai, c'est la démonstration que c'est l'ingénieur qui fait un produit et non pas le financier.

  • Airbus joue aussi sur un carnet rempli à ras-bord, encore plus que Boeing et la crise du max va provoquer un afflux vers le 320neo, mais est-ce que Airbus ne va pas avoir lui aussi des problèmes?
    Car depuis le début je dis que ce n'est pas seulement Boeing, mais un problème qui concernent l'aviation internationale dans son ensemble.

  • Chez Boeing, ont ils bien compris votre analyse ?
    En nommant David L. Calhoun 62 ans actuel directeur général de la société d'investissements Blackstone et président du conseil d'administration de Boeing, UN PUR FINANCIER, non réellement issu et/ou ayant une connaissance approfondie et pratique de l'aéronautique. (si ce n'est un peu chez GE et un passage chez boeing en 2009 en tant que directeur indépendant).

    Avec ce profil financier, Boeing vise à nouveau le court terme...
    De mon avis, ça ne va pas les sortir du trou et sous peu un "Please, Trump help!" ou bien un appel au peuple américain et à son chauvinisme national.

  • Le malheur des uns peut faire le bonheur des autres.
    Sur le court terme AIRBUS tire la couverture à lui.... peut être aussi bientôt les chinois.
    Mais votre réflexion / analyse bien documentée, extrêmement claire, dont il faut vous remercier, devrait aussi attirer notre attention sur le fait que l'on privilégie le court terme, le rendement financier, on veut suivre le "moove des start-up" comme disent les jeunes.
    L’appât du gain rapide rend aveugle.
    Ne faut il pas, que l'on ouvre les yeux, qui que l'on soit, ouvriers, cadres, employeurs, actionnaires ou non, investisseur, réfléchir à privilégier les "long-run companies", avoir une conscience éthique et savoir pondérer ses attentes de retour, tant pour ce qui concerne travail et emploi, salaire ou dividendes, pérennité de la situation plutôt que rendement valorisation immédiate.
    Vous me direz, les mentalités n'ont pas encore changées pour la consommation, on préfèrent choisir un prix et une grande surface plutôt qu'une qualité et une provenance de circuit court, pourquoi changeraient elles plus vite pour des choix professionnels ou de rentabilité financière personnelle ou d'entreprise. Le mauvais côté du capitalisme sans doute.
    La gestion en bon père de famille avec du bon sens paysan... un retour aux sources peut être, ah mais oui dans notre nouveau monde! père et paysans, on ne sait plus trop ce que c'est....

  • Merci beaucoup pour cet article si précisément documenté.
    Aéronautes, nous sommes tous très sensible à la situation particulière de Boeing, mais hélas, loin d'être isolée, elle est presque devenue une règle de l'industrie moderne : dès qu'un fabricant de corn flakes s'introduit en bourse, la qualité des céréales cesse d'être un critère pour le management.
    Il y a beaucoup plus à gagner (pour les actionnaires, et par conséquent pour les dirigeants "incentivés" sur tel ou tel ratio) avec le commerce de l'argent qu'avec celui des corn flakes.

  • et voilà pourquoi la FAA a craqué, laissé passer cet objet mal volant; sinon Boeing vivait à coup sur ce problème économique et financier, faute d'un produit et de liquidités.

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