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Débat et opinion

Les instructeurs (et les autres pilotes) sont-ils conscients des risques qu’ils prennent ?

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Alain Racoupeau

Le 18 octobre 2006, un Beechcraft C90 s’écrase au décollage de nuit de l’aérodrome de Besançon-La Vèze. Les quatre occupants sont tués. 12 ans après les faits, le gérant de la compagnie, un agent de la DGAC et l’instructeur bénévole qui avait testé le commandant de bord lors de son entrée dans la compagnie sont condamnés. Ce dernier, Alain Racoupeau, revient sur la procédure et surtout sur les conséquences de cette affaire judiciaire. Nous avons choisi de publier ce témoignage pour sa valeur exemplaire. Il ne s’agit pas d’utiliser les commentaires pour refaire le procès.

Ont-ils bien réalisé à quel point notre société s’est « judiciarisée », suivant l’exemple des USA ?
Les instructeurs (et les autres pilotes) savent-ils que dans leur activité, souvent bénévole, une petite différence entre ce qu’ils ont écrit sur les papiers de test ou le cahier de progression et ce qui est stipulé sur les textes réglementaires peut les mener, en cas d’accident, à la ruine et la confiscation de leur patrimoine ?

« Des décisions de jeunes pilotes souvent d’avantage motivées par d’éventuels risques judiciaires plutôt que par le bon sens ou l’expérience du bon artisan-pilote. »

Peut-être les jeunes ont-ils été plus sensibilisés à ces éventualités, comme j’ai pu le constater en Ligne, car j’ai remarqué à maintes reprises lors de ma carrière que des décisions de jeunes pilotes étaient souvent d’avantage motivées par d’éventuels risques judiciaires plutôt que par le bon sens ou l’expérience du bon artisan-pilote, et je pourrais donner beaucoup d’exemples anecdotiques à ce sujet, comme certainement beaucoup de commandants de bord de ma génération.

Voici un cas précis, c’est le mien : Entré en compagnie après dix ans d’aviation d’affaire dans la petite société que j’avais fondée à Lyon, j’avais proposé à mon successeur et ami de continuer à faire les contrôles compagnies (hors lignes et en ligne) ainsi que les renouvellements de QT et d’IFR des pilotes à titre bénévole, jusqu’à ce qu’il trouve un successeur instructeur de classe CRE/CRI pour me remplacer.

Contrôles en Ligne et Hors ligne sur Beech 90 d’un nouveau pilote embauché

Avec l’autorisation de mon employeur, je procédais ainsi, en aout 2006, aux contrôles En Ligne et Hors ligne sur Beech 90 d’un nouveau pilote embauché se prévalant des conditions demandées par l’employeur, soit plus de 500 h sur le type, avec la qualification d’Instructeur de Classe afin de prendre ma suite pour effectuer les contrôles des pilotes.

Pour effectuer ces contrôles d’entrée en Compagnie (Stage d’Adaptation à l’Entreprise) comprenant des cours théoriques et Contrôles en vol dont j’étais chargé ce jour là, nous avions une opportunité inhabituelle, en effet, un vol de mise en place à Palma de Majorque pour aller chercher des passagers et les ramener à Nice, deux destinations avec fort trafic en Aout, phraséologie en anglais, opérations commerciales avec vrais passagers au retour, donc l’occasion de bien tester un nouveau pilote en conditions réelles plutôt que de faire les habituels petits « sauts de puces » à vide sur les aérodromes autour de Lyon. Pour faire bon poids, nous avons fait une étape à Cannes au retour de Nice, et un retour à Lyon-Bron en VFR avec exercices de maniabilité lors de ce retour et en tours de pistes à l’arrivée. Tous les exercices ayant été effectués sur 6h15 de vol, les contrôles ont été validés…

Mise en examen 4 ans après le crash

Hélas, fin octobre suivant, crash au décollage de nuit à Besançon-la-Vèze faisant 4 morts, mise en examen du gérant, puis de moi 4 ans après, puis 10 ans après d’un agent de la DGAC car la licence du pilote avait été validée à tort, car ayant échoué à l’examen complémentaire d’anglais imposé par les nouvelles licences européennes.

Que m’est-il reproché ? D’avoir, bien que les contrôles aient été validés le même jour et tous les exercices effectués, il apparaît que le contrôle En Ligne a été effectué sur la première étape effectuée en IFR, alors que le JAR OPS 1 stipule que le contrôle En Ligne doit être effectué en dernier, ce qui a une logique dans le cadre de l’Adaptation En Ligne d’un pilote nouvellement qualifié sur le type et opérant en équipage, puisque l’AEL s’effectuant avec des passagers, il faut bien que le nouveau pilote soit capable de traiter les pannes en équipage, alors que sur un avion mono-pilote sur lequel il n’y a pas de formation au travail en équipage propre à chaque Compagnie, le traitement des pannes se fait en accord avec les prescriptions du Manuel de Vol rédigé par le constructeur, est le même d’une Compagnie à l’autre, et combien même le pilote testé s’avèrerait incapable de gérer la panne lors du vol de contrôle avec des passagers, l’examinateur étant qualifié sur le type peut alors reprendre la main (et ajourner le candidat, bien sûr). C’était aussi pour cette raison que j’étais CDB sur l’étape avec passagers, bien qu’ayant délégué la fonction pilotage au candidat testé.

Faute de pouvoir déterminer les causes de l’accident, le BEA élabore dans son rapport deux scénarios.

  • L’état de l’épave n’a pas permis de mettre en évidence une panne, et on ne connaît pas les causes du crash…
  • Une erreur du pilote n’a pas pu être mise en évidence faute d’enregistreur de vol ; à noter qu’en place droite se trouvait un autre pilote accompagnateur, certes non qualifié sur BE90, mais commandant de bord dans la compagnie sur DA42, ayant plus de 3.000h de vol et avec QT A320
  • La conformité des contrôles en vol du pilote ont été validés par la DGAC, aussi bien lors d’un audit effectué dans la Compagnie après l’accident que lors d’une consultation des experts de la DSAC/PN

Pourtant, un lien de causalité a été trouvé par la Cour en première instance du tribunal de Besançon, confirmant en appel le mois dernier pour les trois prévenus les peines de 3 ans de prison avec sursis, cette dernière ayant cependant reconnu son incompétence pour les dédommagements au civil en application de la Convention de Varsovie.  Les parties civiles, qui ont dédommagé les victimes (association de blessés, caisses de retraites et d’allocations familiales) se pourvoient en cassation, voyant leur échapper les millions d’euros auxquels nous étions condamnés en première instance.

« Pour une écriture, un mot mal placé dans un compte-rendu, la vie peut basculer. »

Ce que je voulais faire savoir : pour une écriture, un mot mal placé dans un compte-rendu, la vie peut basculer. Pour ma part, c’est 12 ans de procédures, plus d’une centaine de millier d’euros en frais d’avocats et de procédures, une dépression, un divorce, et la perte probable de tout mon patrimoine, saisie de mes biens et de ma pension de retraite, de rien laisser que des dettes à mes enfants et finir ma vie avec 600 euros par mois.

Amis instructeurs, réfléchissez avant de vouloir rendre service, et cela peut même s’appliquer au bon samaritain qui emmène un jeune en baptême de l’air dans son ULM, en cas d’accident, peut-il prouver que son moteur Rotax n’a pas dépassé le potentiel calendaire ? A-t-il été entretenu selon le Manuel Constructeur et par une personne reconnue comme qualifiée par ce constructeur ?
Autant de questions qui seront examinées lors de l’instruction, et même si la victime ou sa famille de porte pas plainte, il y a fort à parier que l’Etat se portera partie civile…

Personnellement, je n’emmène plus personne dans mon ULM (j’ai vendu mon avion pour payer l’avocat), ne prends plus d’autostoppeurs, et dans tous mes actes, je deviens obnubilé de manière paranoïaque par les suites possibles de mes actes…

Alain Racoupeau

 

Le rapport du BEA sur l’accident du Beech C90 survenu le 19 octobre 2006, à Besançon-La-Vèze

 

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Alain Racoupeau

Alain Racoupeau est retraité depuis 2012. Il a terminé sa carrière de pilote professionnel comme commandant de bord chez Britair (aujourd'hui Hop ! Air France). Il l'a débutée en créant sa propre compagnie (Quickspeed) pour le transport de petits colis express en Mooney TLS (puis Beech 90 et 200). Il a pratiqué la voltige en compétition, il a fait du vol à voile, du vol en montagne, de l'hydravion, de l'ULM et de l'aéromodélisme. En tant qu'instructeur, il a qualifié sur Beech90/100/200 des dizaines de pilotes et fait plus d'une centaine de contrôles compagnies et prorogations de QT et IFR, pour le compte de sa compagnie, mais aussi pour de nombreuses autres de la région Rhône-Alpes.

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  • Il faut comprendre que le manuel et les procédures sont la pour nous apporter la protection juridique. Si nous avons fait comme le manuel nous n'avons pas à justifier nos actions. Si nous en sommes sortis, c'est à nous de justifier. Lorsqu'il s'agit d'un manuel d'exploitation, alors nous devons justifier que la sécurité était en jeu. Mais pour un manuel de formation, si nous, instructeurs, dévions de ce manuel délibérément parce que nous estimons qu'il n'est pas adapté, nous nous mettons en faute et c'est normal. Si le manuel nous semble inadapté, c'est au responsable pédagogique de le modifier, pas à l'instructeur.

  • Il y a une différence majeur quand j'emporte mes passagers, potes, voisins, collègues pour une ballade, par rapport à emporter des inconnus vers une destination précise.
    Dans le cas de la ballade par rapport à "devoir atteindre une destination", la PRESSION n'est pas du tout la même.
    C'est ce qu'essaye de dire nos copains volants ci-dessus.
    Vous le savez sans doute très bien, hélas.

  • la présentation d une fiche de progression vol par vol de l élève, est elle obligatoire pour le test ppl jmf

  • Forcé de constater qu'en matière de sécurité routière on est très loin d'un tel traitement judiciaire.
    À titre personnel j'ai été laissé pour mort sur la chaussée avec deux enfants après avoir été fauchés en vélo par un chauffard et aucun de ceux qui avaient contribués à l'obtention de son permis de conduire n'ont été inquiétés de prêt ou de loin.
    Pourtant ce manouche illettré, alcoolisé, canabissé et défavorablement connu des services judiciaires avant même sa majorité, n'était pas vraiment un candidat au permis !
    Comme quoi notre société marche sur la tête !
    Plus de 3000 morts par an pour combien dans l'aéronautique ?

  • @Sylvain, j'ai l'impression que le livret de progression est une boîte à maquillage. Je m'explique : votre élève ne maîtrise pas du tout, une phase de vol, au point d'être presque un danger. Oralement vous le lui dîtes : "t'es un tocard". Mais sur le livret de progression, afin d'éviter des ennuis judiciaires futurs, et comme on vous l'a conseillé, vous édulcorez la chose en notant : "en progression, doit travailler sa concentration." C'est regrettable que l'on vous ait conseillé de la sorte, car le livret de progression doit véritablement indiquer le comportement de l'élève face à l'exercice, et c'est même salutaire pour ce dernier, car les écrits restent, et les paroles s'envolent.. Pas facile d'être FI, de nos jours, dans cette société procédurière. Gardez la foi Sylvain, votre envie de transmettre votre passion, et soyez prudent, la génération de futurs pilotes compte sur vous.

  • @Ares, il y a une différence entre mentionner une activité sur un carnet de progression et identifier qu'elle est acquise. Il nous a été conseillé de mettre "En progression" lorsque ce n'est pas bon, même si c'est très mauvais. Ça veut tout et rien dire, c'est pour ça qu'on complète à l'oral. C'est lors de l'examen en vol que les compétences sont certifiées acquises officiellement. Bien entendu, un instructeur présente son élève à l'examen que lorsqu'il le sent près. Pour conclure, on ne nous a pas dit de faire un faux, ce serait criminel de dire qu'une compétence est acquise alors qu'elle ne l'est pas. On nous a simplement dit de ne pas trop en mettre sur le carnet de progression car en cas de problème ça pourrait être retenu contre nous...

  • @Amanikareto : merci pour le lien, absolument passionnant et instructif, surtout pour quelqu'un ayant exercé les mêmes fonctions (Cdb, instructeur, examinateur, RDF), dans les mêmes petites compagnies, sur les mêmes types d'appareils et en plus au même moment et au même endroit.

    Il est clair que M. BM n'aurait jamais dû se trouver aux commandes ce soir là et qu'un nombre innombrables de fautes ont été commise en amont par l'ensemble des protagonistes frisant l'amateurisme.

    A la lecture des auditions, 2 personnes seulement arrivent à être clairs dans leurs propos : Mme CO et M. BB, pour les autres...et pour certain c'est vraiment inquiétant !

    Néanmoins, à cette époque, dans la plupart des petites compagnies d'aviation d'affaires exploitant surtout en mono mais aussi en multi ou les 2 à la fois, c'était exactement la même chose, voir pire pour certaines, on s'arrangeait beaucoup avec le Manex et l'Ops, la rigueur n'était pas toujours au rendez-vous, loin de là.

    Beaucoup d'entre elles ont depuis disparu, les choses se sont sérieusement améliorées depuis la dernière crise financière au sein de ces compagnies et c'est tant mieux pour la sécurité de tous.

  • @Ares (legavox.fr dit ceci) L'expertise ne pourra valablement trancher entre la vérité et le mensonge, puisqu'en matière de faux intellectuel, le document est présumé authentique, il émane de l'autorité même qui aurait pu permettre de démontrer exactement l'inverse en ce sens que, seul la démonstration de faits connexes, pourrait éventuellement constituer l'existence de manœuvres falsificatrices, comme par exemple, la démonstration d'une corruption pour des attributions illégales [...].En d'autres termes, la seule existence d'un support de transcription attesté par des signatures et cachets officiels, même anti datée ou falsifiée, n'est pas un élément de preuve en matière de faux authentique, tant que celui-ci n'est pas associé à des preuves connexes de circonstances tendant à démontrer l'émergence de la falsification intrinsèque du support littéral.

  • Les jeunes instructeurs sont sensibilisés aux risques judiciaires. Lors de ma formation FI, on m'a vivement conseillé de ne pas noter dans le carnet de progression de l'élève quand il y avait des points qui n'allait pas et le dire uniquement à l'oral. Si l'élève est un peu juste à l'atterrissage en vent de travers et qu'après son ppl il a un accident grave à cause du vent de travers, l'enquête viendra fouiller dans le carnet de progression. Il suffit que l'instructeur ait oublié par la suite de noter que le vent de travers est maitrisé pour que les problèmes commencent...

    • Si je comprends bien, mon cher Sylvain, lors de votre formation, on vous a vivement conseillé d'établir un faux en écriture.

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