« The Times They Are a-Changin’»

J’étais alors jeune journaliste. Je me souviens des mises en garde faites par Michel Polacco, président de l’Association des journalistes professionnels de l’aéronautique et de l’espace (AJPAE), à ses confrères et des messages adressés au tout puissant directeur du Bureau d’enquêtes et d’analyses de l’époque. La voix de Michel était portée par France Inter et France Info. Elle résonnait dans les colloques.

Combien de fois l’ai-je entendu déclarer que « Le temps des enquêteurs n’est pas celui des journalistes. » Un avertissement adressé évidemment à ses confrères journalistes qui se précipitaient pour expliquer pourquoi l’avion s’était crashé. Un rappel sans frais aux ministres qui s’enflamment devant micros et caméras. Une demande répétée aux enquêteurs qui s’enfermaient dans leurs laboratoires pendant des mois, retranchés derrière le secret de l’enquête. J’étais alors jeune journaliste et comme mes confrères, je ne comprenais pas toujours le refus du BEA de répondre à nos questions, même les plus simples.

L’accident du Concorde d’Air France, au décollage de Roissy-CDG, le 25 juillet 2000 a été un tournant, dans les relations entre la presse et le BEA. Une amorce de coopération en bonne intelligence. C’était quelques années avant que ne se mette en route la centrifugeuse des réseaux sociaux. C’était sept ans l’avant l’apparition du premier iPhone. Et puis Flight Radar 24 a mis tout le monde d’accord, sans rien demander à personne.

Cette plate-forme offre la possibilité, à tout un chacun, de « rejouer » le vol et, en particulier les dernières minutes jusqu’au crash, quasiment en temps réel. Toujours plus performant, ce site est devenu la source première d’information pour les médias, en attendant le premier communiqué de presse des enquêteurs. Flight Radar 24 s’en tient aux faits. C’est sa force.

Pour les accros aux réseaux sociaux, une trace radar ne fera jamais le poids face à la vidéo du Boeing 737-800 de Jeju Airlines se fracassant contre un abri en béton, en bout de piste à Muan. Les internautes réclament du sang et des larmes. Si le temps des enquêteurs n’est pas celui des journalistes, celui des journalistes n’est pas non plus celui des réseaux sociaux. Les temps changent et tout le monde doit s’adapter pour continuer à tenir son rôle.

Jusqu’à preuve du contraire, les enquêteurs s’en sortent plutôt bien. Ils réussissent à garder le cap, malgré les cunimb. Le NTSB qui enquête sur la collision récente de Washington en fait une remarquable démonstration. Entre la vidéo de surveillance montrant l’explosion au moment de la percussion du CRJ700 avec le Black Hawk, les déclarations vindicatives du président des Etats-Unis et les explications en boucle des chaines d’info, le NTSB rend public les informations au fur et à mesure, en utilisant tous les canaux possibles. Avec un point presse quotidien et presque autant de vidéos, sans oublier une présence active sur les réseaux sociaux, en termes de communication, difficile de faire mieux. Cette maîtrise ne s’improvise pas…

La pression de l’opinion publique sur les enquêteurs d’aujourd’hui, est sans commune mesure avec l’insistance médiatique qui pesait sur les enquêteurs d’hier. Les enquêteurs doivent en être convaincus et être prêts à y faire face, comme ils sont prêts à partir dans l’instant pour rejoindre le lieu d’un accident. Leur mission, elle, ne change pas…