Parce qu’elle est la plus puissante au monde et qu’il faudra encore plusieurs décennies avant qu’il soit possible de modéliser l’écoulement de l’air, S1MA est indispensable à l’industrie aéronautique mondiale et aux chercheurs. Concorde, l’A380, l’A400M et bien d’autres encore ont pris forme ici. Et chaque fois que Dassault signe un contrat à l’export, le Rafale est de retour à Modane. Les titanesques travaux de soutènement de cet équipement d’essais unique au monde ont permis de stabiliser le gigantesque édifice. L’ONERA qui pilote S1MA ne crie pas victoire pour autant…
C’est parce que les chariots de 600 tonnes sur lesquels sont préparés les essais coinçaient au moment d’être introduits dans la veine géante de la grande soufflerie S1MA, que les équipes de Modane-Avrieu ont compris que le bâtiment avait bougé. Plantées dans ce décor alpin depuis la fin des années 40, les installations industrielles montraient d’inquiétants signes de fatigue. Les rails des chariots n’étaient plus alignés et les ponts roulants se déplaçaient de travers. Le diagnostic a très vite été posé, mais le remède s’est immédiatement révélé hors de portée de l’ONERA.
L’eau qui donne à la grande soufflerie toute sa puissance exceptionnelle est devenue aussi une menace. En 1946, le choix du site s’est fait en fonction de la ligne de chemin de fer existante, mais plus encore du fait de la présence d’un réseau de barrages. S1MA puise sa force dans l’énergie hydraulique. Une conduite forcée d’un dénivelé de 840 mètres descendant de la montagne entraine la turbine qui génère le flux d’air continu dans la veine de 14 mètres de long et 8 mètres de diamètre de la soufflerie.
« A l’époque de la construction, le choix de turbines hydrauliques s’est justifié par le fait que les moteurs électriques n’avaient pas la possibilité de développer autant de puissance que des turbines hydrauliques avec une aussi grande flexibilité de régime et de vitesse. », rappelle l’ONERA. « L’invention des thyristors pourrait aujourd’hui modifier ce choix, mais il est fort probable que la meilleure option reste l’hydraulique et que la même solution serait adoptée. » Par l’intermédiaire de deux turbines Pelton, l’eau entraînent deux énormes ventilateurs contrarotatifs d’une puissance totale de 90 MW.
La soufflerie S1MA est capable de monter jusqu’à la vitesse du son, à un nombre de Mach égal à 1, soit 1.200 km/h. Pour passer de Mach 0 à Mach 0,8, la soufflerie S1MA met seulement 3 minutes. A pleine puissance, le débit d’air dans la section d’essai est alors de 10 tonnes d’air/seconde. Aucune autre soufflerie au monde ne peut le faire dans de telles dimensions. S1MA produit à elle seule 100 MW soit un millième de toute la puissance d’EDF en France. Enorme !
Ce sont précisément ces ordres de grandeur qui font de S1MA un moyen d’essais unique au monde qui intéresse les avionneurs au-delà des frontières de l’hexagone. L’ONERA a beaucoup de clients à travers le monde, mais il ne laisse échapper aucun nom. Au détour d’une conversation, on apprend que des constructeurs aéronautiques traversent l’Atlantique pour venir tester des options.
La France et les USA sont les deux seuls pays au monde à posséder de tels équipements. Margaret Thatcher a fait une croix sur le parc britannique de souffleries au moment où elle a scellé le sort des mineurs de charbon. Les russes ont laissé depuis longtemps se déprécier leur matériel. Quant aux chinois qui sont en train de s’équiper, ils se rendent compte que les moyens financiers ne suffisent pas.
Patrick Wagner, le directeur des souffleries de l’ONERA, ne tarit pas d’éloges quand il évoque les ingénieurs qui ont construit les souffleries de Modane, à la fin de la deuxième guerre mondiale, en partant de plans récupérés en Autriche. Il ne cache pas non plus ses doutes quant aux capacités techniques de l’industrie du 21ème siècle à reproduire de tels équipements.
Avec son équipe, le directeur des souffleries de l’ONERA réalise une veille technologique sur tous les programmes aéronautiques. « Nous allons voir les constructeurs pour leur proposer une stratégie d’essais », explique-t-il. Ce passionné sillonne ainsi la planète pour convaincre les industriels de l’aéronautique et de l’espace de venir à Modane tester leurs projets.
L’un de ses arguments est le diamètre de la veine qui permet d’utiliser des maquettes à grande échelle. Plus l’échelle est importante, plus les tests sont réalistes. Mais l’atout principal de l’ONERA réside dans les compétences des chercheurs et des ingénieurs susceptibles d’accompagner le client.
« Quand il développe un nouvel avion, le constructeur aéronautique prend des risques. Il attend de l’ONERA qu’il l’aide à prendre ces risques », explique Patrick Wagner. « Au-delà des avionneurs, la demande de tout client est que nous lui permettions de minimiser ses marges à la conception. C’est la première raison de sa venue en soufflerie ».
Comme le souligne le directeur des souffleries, « l’aérodynamique n’est pas une science prédictive ». Temps que l’écoulement de l’air ne pourra pas être modélisé, les souffleries auront de l’avenir. Et pour réussir une modélisation, les chercheurs doivent d’abord résoudre l’équation de Navier-Stocks qui régit la mécanique des fluides.
Cette équation est devenue tellement complexe, qu’il est impossible de la résoudre avec les outils de calcul actuels. « Il n’existera pas un ordinateur suffisamment puissant pour résoudre cette équation avant 2080 », affirme Patrick Wagner. Autrement dit, les industriels auront encore besoin longtemps des souffleries.
Le taux d’utilisation des souffleries et en particulier de S1MA, la plus puissante de toutes, est étroitement lié aux programmes menés par les industriels. Au plus fort du développement des programmes A380 et A400M, au début des années 2000, la soufflerie a fonctionné jusqu’à 1.200 heures par an. En 2017, elle a tourné seulement 200 heures et en 2018, elle devrait atteindre 850 heures. Une journée d’essais est facturée 100.000 euros.
Le Rafale qui a fait l’objet de 160 campagnes de 2 à 3 semaines chacune lors de son développement continue d’être un bon client. Pour chaque nouveau contrat export, il faut refaire des essais dès lors que l’acquéreur souhaite utiliser des armements spécifiques. Il s’agit dans ces cas précis d’étudier la logique de largage des charges en simulant des pannes. « La soufflerie est là pour donner la vérité physique », précise Patrick Wagner.
Patrick Wagner et Bruno Sainjon, le président de l’ONERA, ont remué ciel et terre, quand ils ont pris conscience du danger qui menaçait la grande soufflerie de Modane. Ce n’était pas gagné d’avance d’autant que le budget de la Défense auquel est rattaché le laboratoire aérospatial français était exsangue. Il leur a fallu convaincre les décideurs que la simulation n’était pas prête de remplacer les essais.
L’Etat, par le biais de la Direction générale de l’armement a finalement accordé, en mars 2016, un budget de 20 millions d’euros pour consolider le sous-sol sur lequel a été construite S1MA. Dans un premier temps, le chantier aux airs de sauvetage a consisté à injecter 18.000 m3 de béton pour combler des vides à des profondeurs comprises entre 25 et 50 m, créés par la dissolution des roches en profondeur sous les effets de l’érosion naturelle. Cette première phase se termine.
Dans la foulée, plus de 300 colonnes de béton de 1,2m de diamètre ancrées à 25m de profondeur et remontant à la surface vont être construites. La configuration du site, dans une vallée alpine rend évidemment ces travaux particulièrement compliqués. Ils doivent s’achever en 2019. A Modane, les équipes de l’ONERA espèrent qu’ils seront suffisants.
Paradoxalement, comme le fait remarquer Patrick Wagner, la construction est solide. Si son socle résiste à l’érosion, la grande soufflerie peut tourner plusieurs décennies encore. « Les ventilateurs viennent d’être changés. Ils devraient être repartis pour plusieurs décennies ». Avant leur changement, leur utilisation était limitée dans la journée afin de pouvoir réparer, au fur et à mesure, les fissures qui apparaissaient sur les pales. Le remplacement de ces immenses ventilateurs de 15 mètres de diamètre a été financé par le ministère des transports, via la Direction générale de l’aviation civile.
Les huit grandes souffleries de l’ONERA font l’objet d’un plan décennal d’investissement (ATP) de 80 M€. Il s’agit de pérenniser les infrastructures, d’augmenter la disponibilité et la productivité des souffleries, d’optimiser les coûts et de remettre à niveau les techniques d’essais. « Sur les 10 ans à venir, nous voyons une activité de très bon niveau, soit 80% à 100% de la capacité de production, c’est-à-dire environ 1.000 heures par an pour S1MA ».
80 M€ pour le budget d’un état surendetté c’est effectivement une somme. Il faut néanmoins la ramener à la valeur de l’outil estimée à 1,5 milliard d’euros. S’il fallait reconstruire aujourd’hui S1MA, cela couterait 700 M€. Patrick Wagner voue une admiration à ses collègues, qui, en 1945, ont imaginé cet outil : « ils ont vu l’intérêt sur les 100 ans à venir et la cohérence du parc de souffleries. Il n’y a rien à ajouter ». Juste à préserver et à valoriser…
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une prise de la 2nde guerre que l on gardé. et installer en France
Modane Avrieux, c'est également la porte de la haute Maurienne, où l'énergie issue de la houille blanche a été certainement pour beaucoup dans l'implantation de ce centre ONERA.
Pour les pilotes qui apprécient l'exotisme Alpin, hors des grandes destinations de ski, il y a Sollière Sardière, une superbe plateforme où le pilotage compose avec les brises de vallées et pour le Bleu de Termignon, le fromage rare du coin.
L'histoire de cette piste doit beaucoup à la proximité de Modane.
Sachons prendre ce temps aéro-bucolique (avec un FI pour les non-qualifiés) à refaire le chemin des ingénieurs pionniers qui devaient alors composer avec l'existant pour finaliser des machines volantes exceptionnelles.
Belle histoire et bien racontée comme toujours. Merci
Elle démontre une fois de plus que l'aéronautique en France a récupéré après guerre son rang dans le monde et le tient encore aujourd'hui grâce à la passion, la vision et l'opiniâtreté de quelques uns, pas si nombreux. Un grand merci à tous, qu'ils nous aient quittés ou pas.