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Transport Aérien

Sécurité des vols – Gérer les risques « frontière »

Published by
Michel Trémaud

Dans un commentaire sur un article de la série « Parlons Facteurs Humains » un internaute s’étonnait que seul soit traité l’aspect « pilote » et rappelait la phrase d’Antoine de Saint Exupéry « Toutes les pierres de la voûte sont nécessaires pour faire une cathédrale ». La sécurité aérienne est un vaste édifice dont chaque pierre compte mais également chaque joint qui assure l’interface de l’ensemble ; voyons comment ces interfaces génèrent leurs propres risques …

L’orientation « pilote » de la série d’articles « Parlons Facteurs Humains » était un choix d’auteur mais nullement la suggestion que tout en sécurité aérienne dépend du pilote, à la fois responsable ou coupable pour ce qu’il a fait … ou ce qu’il n’a pas fait. Une autre citation, de David Learmount (Senior Editor, FlightGlobal), reprend l’esprit de la phrase de St Exupéry en nous rappelant que « No one operates alone » / « Nul n’opère seul ».

En aviation, nul n’opère seul

En effet, la mise œuvre d’un avion – quelle que soit sa taille et son utilisation – implique toujours un nombre important d’acteurs, représentant différents domaines, qui de manière directe ou indirecte interfacent pour assurer la sécurité du vol :

  • le législateur qui a fixé le cadre réglementaire (certification, formation, licences, …),
  • l’autorité de tutelle qui met en œuvre et fait respecter ces règlements (maintien de la navigabilité, maintien des compétences, contrôles de conformité, …),
  • les concepteurs qui ont pensé l’avion (son architecture, son ergonomie, …),
  • les compagnons qui ont construit celui-ci (respect des bonnes pratiques et normes de qualité, …),
  • les mécaniciens qui l’ont entretenu (respect du programme d’entretien et des bonnes pratiques, contrôle des tâches critiques, résolution effective des pannes rapportées, …),
  • le pilote qui va l’utiliser de la visite pré-vol jusqu’à son retour au parking (respect des SOP’s et checklists, respects des limitations opérationnelles, …),
  • le prévisionniste qui a préparé le dossier météo,
  • le « dispatcher » qui a préparé le dossier de vol,
  • l’exploitant de l’aéroport qui est responsable des infrastructures (état des signalisations et marquages, calibration du PAPI et des aides radio-électriques, fonctionnement des éclairages divers, …),
  • les contrôleurs aériens qui vont successivement prendre en compte l’avion et le guider dans l’espace aérien (respect des procédures et bonnes pratiques, prises en compte des contraintes opérationnelles des pilotes, …),
  • [ … ].

« Nul n’opère seul » … mais les interfaces génèrent leurs propres risques © Michel Trémaud / Aerobuzz.fr

Le succès du vol dépend donc du rôle de chacun et de la façon dont chaque domaine / chaque acteur interface avec les autres domaines / acteurs.

Dans l’esprit de la citation de Saint Exupéry, chaque acteur est responsable d’un certain nombre de briques qui constituent le socle de la sécurité, mais il est également responsable de comment ces briques s’intègrent dans la structure globale.

Une vision effective et systémique de la sécurité aérienne ne peut qu’impliquer une approche holistique ; c’est à dire une approche qui prend en compte la contribution de chaque acteur et la façon dont les différents acteurs interagissent / interfacent entre eux.

Anticiper les risques « frontière »

Les risques associés à l’interface / interaction (risques « frontière », connus en Anglais sous l’appellation « cross-boundary hazards ») entre deux acteurs ou deux domaines peuvent être anticipés par une analyse fonctionnelle des risques associés à chaque domaine, suivant une méthodologie d’analyse propre à chaque « métier » (par exemple, interfaces / interactions pilote / contrôleur, pilote / maintenance, pilote / équipage de cabine, …, pour ce qui concerne les multiples acteurs interagissant avec les pilotes).

En effet, l’aviation / le transport aérien est un environnement opérationnel complexe et très entrelacé, l’interface entre acteurs de différents domaines résulte la plupart du temps en des interactions positives (synergies) … mais, parfois, …   en des interactions potentiellement négatives (menaces latentes ou actives) qui créent ou accroissent le niveau de risque.

L’établissement d’une cartographie (information mapping) des risques propres et des risques partagés permet de mieux visualiser et apprécier l’étendue et l’impact de ces derniers, et de mieux identifier les moyens de prévention ou d’atténuation (mitigation).

L’analyse de cette cartographie permet également d’identifier tout transfert intentionnel ou non d’un risque donné par un acteur / domaine vers un autre … et donc de réattribuer la gestion de ce risque à celui qui peut et doit le gérer.

Ce maillage des risques rappelle la notion de « modèle de sécurité global », évoquée dans l’article intitulé « Parlons Facteur Humains – Modèles de Sécurité » (mis en ligne le 27 Octobre 2016), dont le but était d’identifier et modéliser toutes les nuances des chaines d’évènements conduisant à un incident / accident, en particulier les aspects suivants :

  • la notion d’interdépendance entre facteurs de risque (hiérarchie, chaînes de causalité, …),
  • la variabilité d’un même risque suivant différentes conditions ou circonstances.

De multiples interfaces … de multiples risques

De multiples interfaces résultent en de multiples risques … mais aussi en de multiples acteurs qui œuvrent ensemble pour rendre le transport aérien encore plus sûr :

  • OACI (Organisation de l’Aviation Civile Internationale),
  • Autorités régionales (EASA, …) et nationales (DGCA’s, CAA’s, …) de l’aviation civile,
  • Bureaux nationaux d’enquêtes accidents ( TSB’s, AAIB’s, …),
  • IATA (International Air Transport Association),
  • IFALPA (International Federation of Air Line Pilots’ Associations),
  • CANSO (Civil Air Navigation Services Organisation),
  • ACI (Airports Council International),
  • Constructeurs (avions, moteurs, …),
  • Flight Safety Foundation (FSF),
  • Aircraft Training Organisations (ATO’s),
  • Maintenance and Repair Organisations (MRO’s),
  • [ … ].

La sécurité aérienne … un défi partagé

La sécurité aérienne n’est pas une croisade personnelle, … c’est un défi partagé par tous les acteurs.

En aviation, en général et dans le transport aérien en particulier, la sécurité est le résultat d’une équation simple qui inclut :

  • la sécurité intrinsèque de l’avion,
  • la manière dont il est utilisé,
  • l’environnement opérationnel et réglementaire dans lequel il évolue.

C’est ce que résume la figure ci dessous.

La sécurité aérienne : un défi partagé © Michel Trémaud / Aerobuzz.fr

Agir sur les causes structurelles

L’approche systémique et holistique en matière d’amélioration de la sécurité aérienne s’attaque aux causes « structurelles » des incidents et accidents ; cela a conduit à de nombreuses initiatives multidisciplinaires telles que :

  • Le Global Aviation Information Network (GAIN) dont l’héritage a été repris par la Flight Safety Foundation (FSF),
  • Le Commercial Aviation Safety Team (CAST), voulu par le vice-président Al Gore, qui a donné naissance à un effort analogue sur le plan Européen (ECAST pour l’aviation commerciale, EGAST pour l’aviation générale),
  • Le Global Aviation Safety Team (GAST) regroupant tous les acteurs cités plus haut, sous la conduite de l’OACI, qui à développé la Global Aviation Safety Roadmap (GASR), une feuille de route qui constitue un référentiel commun pour les divers Regional Aviation Safety Teams, relais régionaux du GAST,
  • Les « European Action Plan for the Reduction of […] », plans d’action Européens pour la prévention / réduction d’un risque donné (incursions de piste, excursions de piste, …) développés par l’industrie sous l’égide d’Eurocontrol,
  • [ … ].

Agir sur les « domaines de risque »

En parallèle avec les efforts globaux ci-dessus, d’autres initiatives ont ciblé des « types d’accidents » ou « domaines de risque » récurrents, tels que :

  • Turbulence atmosphérique (turbulence en ciel clair ou CAT, turbulence orographique, …),
  • Turbulence de sillage (wake turbulence),
  • Takeoff safety (interruption du décollage, …),
  • Controlled flight into terrain (CFIT),
  • Approach-and-landing accidents (ALAR),
  • Large Aircraft Upset Recovery,
  • Level Bust,
  • Air / ground communication,
  • Runway safety,
  • Stabilized approaches,
  • Go-around safety
  • [ … ].

Des actions concrètes et largement déployées

Toutes ces initiatives de sécurité ont donné lieu à des « produits » (rapports, guides d’information et de formation, guides de bonnes pratiques, « boites à outils / toolkits » , …) qui ont été largement diffusés à tous niveaux.

Les principaux « produits » sont listés dans l’article « Modèles de sécurité – Standards et bonnes pratiques » ou disponibles sur les sites des différents acteurs institutionnels cités plus haut.

Des initiatives locales, régionales et globales

Prenons ici trois exemples d’initiatives adressant les risques « frontière ».

La première (et, historiquement, l’une des initiatives « pionnier » ) concerne l’aéroport de Charlotte en Caroline du Nord (USA). Les pilotes et contrôleur y étaient confrontés à des difficultés de régulation du trafic. Un groupe de travail fut créé réunissant pilotes et contrôleurs ; chacun formula son point de vue mais il devint vite évident que chaque groupe avait des difficultés à comprendre l’environnement de travail et les contraintes de l’autre. L’idée s’imposa rapidement d’inviter les contrôleurs lors de séances de simulateur et d’inviter les pilotes à observer le travail des contrôleurs en salle d’approche ou à la tour ; la synthèse de ces échanges permit d’améliorer certaines procédures et de résoudre les difficultés rencontrées.

Cette initiative fut prise en exemple par la FAA et la FSF afin de promouvoir des initiatives similaires.

Dans un domaine proche, citons l’exemple des « Local Runway Safety Teams » ou LRST’s (initiatives locales pour la sécurité sur les aires de manœuvre) qui regroupent pour un aéroport donné les différents acteurs pouvant contribuer à la prévention des incursions de piste. Les efforts conjugués de ces acteurs permettent d’améliorer la signalétique, les marquages, les diagrammes d’aéroport, … ainsi que toute infrastructure / équipement / documentation contribuant à cet objectif.

En Europe, les LRST’s sont étroitement associés au European Action Plan for the Reduction of Runway Incursions (EAPRRI) développé par Eurocontrol avec les acteurs de l’industrie.

Finalement, attardons nous sur le programme « Airport and Airspace Deficiencies » , de l’IFALPA, qui s’intéresse aux carences des aéroports et de l’espace aérien dans chaque région du globe. L’identification de ces carences, la coordination de solutions avec les instances responsables et un suivi périodique des actions entreprises permet depuis des années de rehausser le niveau de sécurité de l’environnement opérationnel à l’échelle mondiale.

Ces initiatives de sécurité sont souvent méconnues des utilisateurs / bénéficiaires eux-mêmes, que cet article soit l’occasion de saluer ces divers efforts.

En résumé,

Prenant acte du niveau remarquable de sécurité qui a été atteint, il nous faut reconnaître que de nouvelles étapes ne pourront être franchies qu’en explorant d’une façon encore plus approfondie des domaines tels que :

  • les risques d’interface / interaction entre les différents domaines / acteurs du monde aéronautique (risques « frontière »),
  • les risques induits par tout changement (risques immédiats ou potentiels),
  • les risques futurs (risques de demain résultant de nos décisions d’aujourd’hui).

C’est donc dans cet esprit qu’il nous faut inscrire nos efforts présents et futurs.

Michel Trémaud

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Michel Trémaud

Michel Trémaud a débuté sa carrière au Bureau Veritas, l'a poursuivie à Air Martinique et Aerotour, avant de rejoindre Airbus pour une carrière de près de 30 ans, consacrée principalement aux opérations en vol, essais de développement / certification et sécurité des vols. Dans ces fonctions, il a contribué à de nombreux projets pilotés par l'OACI, IATA, la Flight Safety Foundation et Eurocontrol. Ingénieur et pilote de ligne de formation académique initiale, il est pilote privé ( avion / planeur / ULM ) ... et également formé sur A310/A300-600. Michel Trémaud est décédé en octobre 2022, à l'âge de 70 ans.

View Comments

  • un risque frontière oublié est l'hégémonie de l'approche cognitiviste dans le discours facteur-humain et la mise à l'écart des autres sciences humaines qui ont pourtant tant à dire.

  • La télévision diffusait il y a quelques jours une soirée à la manière de Dangers dans le Ciel. Le 1er accident évoqué était le Rio Paris et le 2ème le crash dans les Andes en 1972. La 3ème partie était consacrée au naufrage du Titanic et le documentaire pointait très bien l'enchaînement des causes et des effets qui ont conduit à la catastrophe. Bien avant la décision du commandant de ne pas réduire la vitesse et en réalité dès la construction du navire, toute une série d'événements ont constitué la chaîne des fatalités dont un seul maillon manquant aurait changé l'Histoire.
    A méditer pour notre pratique du vol...

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